109 Du piment dans le masala.

Shankar est absorbé par sa tache rituelle, la fameuse préparation du fameux masala. En attendant le retour des offices religieux communs, les loupiotes à huile trônent sur la table improvisée ou sous peu, la royale épouse sera invitée à dîner.

Appliqué et consciencieux, concentré sur sa tâche, ce soir il veut profondément apporter une touche de romantisme à ce rite quotidien, une nuance personnelle et attentionnée.
En gros, Shankar veut baiser ce soir.
Et à dessein, voici qu'en même temps que le délicat fumet de son desi ragondin, se répand le sobre appel de sa voix.

Soni ? Soniiii !

Tandis que de ses mains, il fait de son mieux pour museler Ganga qui aimerait s'inviter à table.

Masala, dehors, là ! Murmure Shankar d'un air ferme, piquant un de ses travers pour le jeter sans sourciller par dessus l'épaule d'Amiya, en plein dans la tente. Souriant, fier de lui, il reprend.
Et une chaise pour la demoiselle. Je m'occupe de la porte, il y a de ces courants d'airs...

Glissant son pied sous la table, il pousse du pied une boite en bois qui émerge de la nappe en charriant son paquet de sable. Quelle galanterie, ce serveur fantôme !

Tirant sur son nœud papillon imaginaire, il progresse vers la "porte", visiblement pour enfermer le chien glouton dans la tente.

" D'ailleurs, Mademoiselle ?"

Chaleureuse. Pas de mauvaise nouvelle à l'horizon et la femme rouge sourit.

"Amiya Amilhthini."

Répond-t-elle, par habitude, en s'installant tranquillement.

"Singh."

Elle a failli l'oublier, tant elle revivait son ancienne vie à cet instant. Et puis, puisqu'elle y est:

"Mon époux va arriver, c'est lui qui a réservé..."

Après tout, une femme ne sort pas seule le soir. C'est mal vu.

Presque désolé de sa bourde, Shankar le serveur joint les mains et oscille du chef.

"Madame, bien entendu. Je pense que j'entends monsieur arriver. Il vous a laissé la primeur de l'arrivée pour vous épargner la honte du retard, ah mais dites donc... Ah, le son de son bolide ! Le ronron d'une Lamborghini ? Oh, le bruit se coupe déjà ! Hybrid ? Monsieur est concerné par la planète ! Oh, je vais garer son fantastique attelage sans tarder et vous rendre le privilège de sa compagnie."

Filant avec et en un clin d'oeil, il noue la toile encloisonnant le clébard, non sans lui jeter un dernier rat puis revient vers Amiya, lui enserrant les épaules avec tendresse.

Ah, ces taxis, ces touristes... Que d'épreuves dans nos rues. Le trafic était aussi fluide qu'un gange par sécheresse et je me suis senti plus défié qu'un Krishna éloigné de sa Radha. Tu ne m'as pas trop attendu ? Si c'est le cas, ta beauté n'a en rien fané, soni.

Clin d’œil, du gauche cette fois, tandis qu'il dépose un chardon mutant sur la table.

Elle hausse les épaules, dans son rôle, comme devant leur ami Vasco lorsqu'il surjouait leur hôte.

"Non, le taxi m'a déposé il y a quelques minutes. Dure journée?"

Elle regarde le chardon, le saisi avec précaution. A quoi cette fleur peut-elle servir, si ce n'est à réveiller la fougue de fantômes écossais? Trop tournée vers une réalité qui n'est pas la bienvenue ce soir, elle le repose, scrute son époux.

"Qu'as-tu fais de ton temps? J'ai appelé ta secrétaire et elle m'a dit que tu étais absent."

Elle plisse les yeux, accusatrice. Joue-t-elle ou revit-elle une scène de sa propre vie?

Son regard vire au rouge. Sanguin, énervé. Puis il inspire, se calme, s’apaise et redevient maître de la situation.

Quand je l'ai appelée, elle m'a dit qu'elle était malade. Bon... Je t'enverrais le numéro de la nouvelle secrétaire demain.

Il soupire, se réfrigère à la gourde, apprécie visiblement la saveur de l'eau et tend la bouteille comme un saint émilion à son épouse.

La journée était une journée, c'est ce monde qui est dur. Inamovible. Lent, vieux... Il est pénible d'en actionner les rouages. Qu'as tu fait de cette pénible journée que le monde fait et que j'ai tenté de dompter ?

Elle regarde ailleurs un bref instant, rien de particulier, juste du vague.

"Je suis restée chez nous..."

Elle se mord la lèvre.

"Et j'ai rempli mon devoir d'épouse. Tu le verras en rentrant, notre foyer est propre, accueillant, prêt à recevoir..."

Elle sursaute.

"Piya, je n'aime pas ce jeu. Ne peut-on pas diner normalement? M'as-tu fait attendre pour me tester?"

Je te vois t'inquiéter pour nous. Je ne veux pas t'en interdire, car tu es bonne pour nous préserver des dangers.
Mais je veux aussi t'offrir ces pauses. Tu en as besoin, comme nous tous.
Hai, nous tous...

Sourire. Son regard s'éloigne un peu.
Et se fixe sur Isran au loin.

"Je t'en remercie, mais..."

Elle suit le regard et aperçoit son disciple. Les sourcils de l'indienne se froncent, elle se tend brusquement."

"Pourquoi l'avoir exposé comme un article à vendre? Je ne veux pas qu'il s'en aille. Et s'il voulait une pause, il me l'aurait dit. Qu'est-ce que tu lui veux au juste?"

Shankar maintient son regard sur l'autre homme de la tribu. Moins pensif. Plus concentré.

J'aimerai qu'il soit normal.

Je n’apprécie pas trop avoir des électrons libres dans le petit ordre cosmique de cinq personnes que j'essaye de maintenir. Je sais qu'Isran est fiable, je ne le soupçonne pas. Mais je pense que pour son propre bien, il devrait se conformer.

Il a progressé, beaucoup, avec toi. Mais il s'est arrêté depuis peu. Je prends le relais. J'ai peur qu'il se plaise à stagner.

Elle fixe désormais l'ex-guru, décryptant ses expressions.

"Le marier à la première qui passe, c'est ta solution? Tu ne crois pas qu'il choisira lui-même quelqu'un lorsque nous...lorsqu'il sera prêt?"

Ses ongles viennent danser sur la table et trahir une certaine nervosité.

Pas la première qui passe. La première qui le demande.
La blonde, de toutes façons, avait l'air pire.

As tu vu combien d'âmes nous avons croisé depuis Vertigo ? Si j'avais pu le jeter sur Radjalie, on en serait pas la. Il n'y a aucune occasion à manquer. Notre prochaine rencontre pourrait nous amener la mère du bébé lézard que nous avons croisé dans les égouts.
Si prochaine rencontre il y a...

Son regard revient vers Amiya, scrutant, observant ses réactions sans rien en trahir pour l'instant.

"Shuri, la mère du lézard, est morte."

Si c'était bien son nom, elle ne se souvient pas bien, c'était il y a si longtemps et tout s'est passé si vite dans l'obscurité des sous-terrains.

"Laisse le faire ce qu'il veut, c'est tout. Il ne cherche pas de femme, soit parce qu'il n'en a pas envie, soit parce qu'il en a trouvé une sans le dire. Respecte son choix. S'il te plait."

Par contre, elle n'arrive pas à soutenir le regard de son mari et baisse les yeux sur le plat qui refroidi devant elle. Pour changer de sujet et cacher sa gène, elle glisse un petit:

"Tu n'as pas faim?"

Bien sûr que si !
Sitôt le verbe mentionné Shankar rue sur le rat, interrompant le cours de sa conversation. Le repas est sacré, et manger à une seule main, comme l'exige la coutume, prend plus de temps qu'à l'accoutumée. Ce faisant, il ne quitte pas des yeux son épouse. Dévorant avidement la seconde patte.

Shankar ayant terminé, il ne semble pas décidé à rompre le silence tout de suite. Il garde son regard appuyé sur son épouse, pour l'instant indifférent aux restes qu'elle laisse.

C'est après avoir citré la moitié de la gourde et l'avoir lentement reposée qu'il réaborde cette idée qu'il ne semblait pas avoir eue lui même.

"Trouvé une autre épouse ?..."

Il inspire, respire, reprend.

"Il verrait... Ainsi d'autres femmes que toi ?"

Piège ou porte de sortie ?

Toujours ailleurs, c'est que ce caillou est si beau à regarder...

"Voir non...je ne sais pas ce qu'il fait avec sa radio, je ne suis pas tout le temps avec lui..."

Et puis elle lève enfin les yeux.

"Je ne suis pas le centre du monde, ni la dernière femme sur terre. Il peut parler à n'importe qui, je ne vérifie pas. Personne ne le fait."

L'ancien Guru semble rassassié. Enfin, façon de parler. Il sourit et désigne le reste de rat dans l’assiette d'Ami.

Finissant de ronger en souriant (les dieux savent comme l'opération peut être chaleureuse mais disgracieuse...) il garde la cinquième patte de la bestiole de côté pour l'instant.

Puis, il reprend, l'air de rien. Ou peut être tentant, mais plutôt bien, d'avoir l'air détaché :

Que donnent vos cours d'ailleurs ?

A nouveau les yeux baissés:

"Il progresse, mais c'est à lui que tu devrais poser la question. Il apprend à diriger ses flèches, pour viser plus juste. Ses mains tremblent encore en menaçant un homme, il est trop sensible pour abattre de sang froid. Se concentrer sur l'arme plutôt que sur la cible l'aide."

...

"Mais je trouve rassurant qu'il ne soit pas un assassin. Enfin, je sais qu'il cogite beaucoup, j'ai peur de sa réaction s'il prend une vie."

Shankar opine du chef.

Tuer est le droit et le devoir des Kshatryias. Tu le sais comme moi. C'est une chose qui peut être faite par d'autres, en cas de nécessité. Mais seuls nous pouvons le faire de la façon la plus sacrée.

Tu sais... Cette grande apocalypse m'a amené à beaucoup réfléchir. Remettre en cause et douter. Mais aujourd'hui, plus que jamais, je sais alors que les castes étaient une bonne chose. Déjà parce qu'elles ont facilité notre mariage.

Et de se fendre d'un sourire des plus détendus malgré le macabre sujet.

Elle regarde son mari avec une expression mi-amusée, mi-dégoutée. Rire ou pleurer, rire jaune.

"Non. Les castes ne sont pas une bonne chose. Elles ne sont que des prétextes et des semblants d'ordre. Elles sont dénuées d'amour et d'humanité. Je ne veux pas les suivre. Je ne veux pas considérer Ajeya comme inférieure parce que ses parents n'avaient probablement pas le même niveau de vie que les miens. Je ne veux plus jamais entendre ma soeur dire qu'elle ne mérite pas d'être mère parce qu'elle est intouchable. Ni t'entendre t'opposer à des unions en leur nom."

"Les castes m'ont pris ma liberté et si on les suit, elles continueront de le faire pour tant de gens. Toi qui as choisi ta vie, tu ne comprendras jamais ceux qui l'ont subi, pas par mérite, mais parce que leur sang a déterminé leur destin aux yeux des autres. Tu ne peux pas les défendre Shankar. Pas quand tu n'en as vu que les bons côtés."

Shankar semble perplexe :

"Les castes ne représentent pas notre niveau de vie. Nombre de brahmanes vivent dans la pauvreté, alors que d'avantage de dalit vivaient à mon niveau avec les aides de l'état. Les castes ne parlent que de notre place dans l'univers et ne sont pas une fatalité, mais résultent de nos actions antérieures à cette naissance. La future vie peut être meilleure encore. Et rien n'interdit à Lalita de se marier, pourquoi dis-tu cela ?"