Lune 65 : Kali-Lakshmi-Kov

Voilà des lunes déjà que la jeune femme avait piégé le regard du Guru dans sa nasse de tresses blondes.

Mais ce n'était pas un regard envieux, lubrique ou chaleureux. Pas même ceux plein de sérénité et d'assurance, de détachement et de sagesse qu'il aimait parfois singer quand il parlait des dieux et de lui même à la troisième personne.

Non, Shankar était réellement inquiet. Mais il le masquait bien, au fond de ses yeux, en abordant le plus sombre, le plus noir, le plus abyssal des regards.

Comment faisait-elle pour survivre sans se nourrir depuis tout ce temps ? Certes, sa poitrine, bien que légèrement réduite à présent, hébergeait de quoi tenir un siège. Mais l'exploit d'une transe aussi profonde inquiétait le leader à bien des égards. C'est au cœur de la nuit qu'il s'éloigna donc, armé d'un aviron du "Viraat", pour mettre fin à l'ascèse mystique de la jeune femme, la forçant à manger et à se soigner.

C'est donc au cœur de la nuit que retentit l'écho sec du bois contre le bois, le crac sonore de la rupture du manche de la rame, et le hurlement enragé d'un Guru battant en retraite, se tenant une joue ruisselante de sang.

Elle est devenue folle ! Kali est sur nous ! Kali est blonde ! Aux armes !

C'est une Amiya en robe de nuit, longue et blanche, les cheveux ruisselants dans son dos, qui se précipite la première vers la voix de son mari. Elle arrive en courant, se stoppe net, le visage virant au bleu, au blanc et au rouge quand elle voit du sang sur le beau visage du guru.

A nouveau, elle coure vers lui, inquiète, tremblante, au bord des larmes pour découvrir la blessure qu'il a au visage. Décomposée.

"C'est elle qui t'a fait ça?"

De près, la femme rouge a les yeux rouges et gonflés, peut-être est-elle sous emprise de drogue, peut-être est-elle sous l'emprise de la déesse primordiale elle-même, comme Carry. Une chose est sûre, elle n'est pas dans son état normal...

Carry ne semble aucunement hostile. Les deux mains ensanglantées reployées sur la lance, rien, si ce n'est la folie de son regard, ne trahit le danger que plastronne le Guru.
Elle aurait pu mille fois le tuer le temps que les gens n'arrivent, pourtant, elle n'a pas bougé quand il a rampé pour fuir.
Par contre, elle ne lâche pas son arme...


Elle... Chippkali ke jhaant ke paseene !
L'oeil inondé de sang, Shankar est hors de combat.
La tente, l'entrée, y a une ombrelle. La butez pas.

Oui, certes. Il y a l'ombrelle. Et le tomahawk à côté.

Isran, attiré par les bruits, atteint enfin les lieux, constatant d'abord l'attroupement, puis les blessures de Shankar.

Il se passe quel...

Son regard se porte alors sur Carry, et il s'arrête de parle, son regard se vide et Isran se met a marcher vers elle, sans un mot.

Le visage d'Amiya s'est décomposé. Isran arrive, on se groupe autour de la douce Carry. Elle semble vide, inerte, comme ceux qu'ils ont croisés sous terre, ceux qui n'ont plus la volonté de vivre mais qui s'accrochent à des armes de fortune. Elle sait trop bien comment tous ont finis, Ténébro en reste la vanité la plus représentative. La mort par la faim, la plus terrible.

Alors elle va chercher l'ombrelle, la démarche incertaine, en zigzag. Comme si elle avait eu l'idée étrange de boire seule la bouteille de rhum que Kurt lui a offert pour son mariage. Comme si...et voilà qu'elle se penche, effleure l'ombrelle, prend le tomawak.

Elle le tient mal, la main sous la petite lame. Pas décidée une seconde à s'en servir, surtout pas contre son amie. Elle se tourne vers la blonde, Carry, sans trop savoir quoi lui dire. Partagée entre la colère, contre celle qui a blessé son époux, et la désolation. Car elle sait que ce n'est pas sa faute. Surement celles des fantômes, eux qui ne se lassent de tourmenter les vivants. Eux, ils sont méchants. Contrairement à la blonde...

"Carry, il va falloir t'excuser, tu as fait une bêtise..."

Pas une once de conviction dans ses mots...et pas un geste ni un battement de cil en réponse. Alors elle s'approche, par la droite, et pose la main sur celle de Carry, celle qui tient la lance.

"S'il te plait, lâche la..."

Arrivé peu après, Mukunda observe la scène, presque sans surprise, le Guru blessé et Carry les yeux vides.Il tripote l'anulette dans sa main gauche.

"J'ai toujours pensé qu'elle était une Rakshasa. Elle s'est bien gardée de venir au mariage sur les lieux purifiés. On aurait du la bannir depuis longtemps.
Tu devrais t'éloigner Amiya, sa transformation en fait que commencer.  "

Lalita avance, et voit le vermillon poisseux couler du visage de Shankar. Puis Carry, sa posture, sa lance. Enfin Amiya et ses hésitations.
Et comme l'annonce le Sadhu, tout peut basculer très vite, il ne vaut mieux pas trainer.

Aussi la voix douce de Lalita sortant d'une demi-nuit de sommeil appuie les dires du Sadhu.

"Mukunda a raison. Amiya, tu devrais t'occuper de ton époux... Pourvu qu'il ne perde pas son oeil..."

Lalita regarde Isran un bref instant. Comme pour savoir si il est prêt à agir lui aussi.

Il sera toujours temps plus tard de débattre de la part démoniaque contenue dans l'enveloppe de Carry plus tard. Ce qui est certain, c'est qu'elle a changé d'attitude et personne ne peut plus fermer les yeux là dessus à présent.

Elle s'avance aux cotés du Sorcier, bien qu'un peu en retrait encore.

"Que crois-tu qu'il soit indiqué de faire ? Peut-on encore sauver l'âme de cette jeune femme ...?"

Amiya fronce les sourcils. Elle n'aime vraiment pas la tournure que prennent les choses. Ni qu'on l'écarte pour la renvoyer à son époux.

"Carry n'est pas un monstre. Elle est notre amie, elle est notre soeur. Elle est celle qui partage nos vies depuis des lunes, celle qui nous aide, celle qui danse à l'occidentale mais qui danse comme nous. Ne parlez pas d'elle ainsi!"

La main toujours posée sur celle de la blonde qui ne bronche pas, elle répète:

"Lâche cette lance, Carry."

Et elle reste plantée là, aussi patiente que confiante. Comment la jeune femme pourrait-elle lui faire quoi que ce soit?

Shankar se dresse d'un bond, retombant aussitôt sur ses fesses, pris de vertige.

On verra ce qu'elle est quand on l'aura ligotée et amenée à moi ! Attrapez-la ! TOUS ! Je la veux vivante, mais clouez-la si elle nous menace. Une sœur ne menace pas comme ça un frère.

Il se redresse plus doucement cette fois le regard noir. Un peu flageolant mais furieux. Ce n'est plus un guru, mais un Kshatriya qui hurle.

Amiya a regardé Isran s'approcher, méfiante. Si elle n'entend pas ce qu'il dit, elle comprend vite ce qui se passe et semble se détendre. Vis à vis de lui en tout cas. Alors elle se tourne vers les trois autres, un air de défi dans le regard.

"Isran et moi, nous la tenons déjà. Elle est Carry, elle n'attaque pas. Kali est blonde et j'implore Shiva de l'aider."

"Je comprend que tu vois Carry toujours comme votre amie ou soeur. Mais regarde là, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Si elle a attaqué le Guru, c'est que le Rakshasa a pris le dessus sur son ame. Il sera impossible qu'elle prenne le dessus... à moins de tuer le Rakshasa en elle...

Et tant que le démon sera en elle, pas question de la traiter comme une des notres, elle est un danger."

Mukunda fait un aller-retour dans la tente et revient armée d'une corde, sa lance fixée dans le dos.
Il n'hésite pas à écarter la Raji rouge, malgré son air de défi, sans brusquerie mais fermeté. Et de la main droite s'il vous plait. L'extrémité de la corde est jeté vers, celui qui était peut être son amoureux secret.

"Isran. Aide moi à la ficeler. Il faut bloquer ses bras et ses jambes."

Quant à tuer le démon, ca ne sera pas sans risque pour elle. Je préconiserais le poison, uene morsure de cobra plutot que l'arme blanche, si les Dieux veulent, seul le démon sera empoisonné..."

Un sourire rassurant pour l'assemblée.

Isran, en entendant la voix du sorcier se retourne le regard féroce et plante sa lance, qui était restée dans son dos jusque là, dans le sol, devant la corde, entre lui et le reste du groupe. Il se retourne ensuite vers Carry, sa voix à peine plus audible.

Kali... Blonde...Calmer... Son nom, Durga, non Carry, Lakshmi...
Pourquoi les noms des dieux, depuis quand y prêtent-tu attention...
Protéger, blonde, Carry, non, Kali... Parvati...

Ses paroles confuses ont beau ne pas être facilement compréhensible pour la communauté amassée sur les lieux, il semble évident que son esprit est on ne peux plus perturbé.

Shankar regarde Isran. Amiya. Carry. Mukunda. Lalita. Ajeya au loin.

Il recule jusqu'à la tente. La ou sont gardées les lances. Quand le Kshatriya n'est plus chef de guerre parce qu'il n'est plus chef, il n'est plus que guerre tout court. Et quand il n'y a plus à parler, il reste à agir. Et tant pis si il vise mal, de son mauvais oeil.

Lalita serre les poings sur sa lance, regardant tour à tour Shankar et Amiya. Alors que Mukunda explique ce qu'il compte faire, elle rassemble le peu de paix qu'il lui reste pour à son tour quitter la scène et revenir avec un pendentif en verre noir de forme ronde.

"Tiens, Sadhu... C'est de la douce-amère... Ajeya est partie en exploration avec ses cobras... "

Elle le lance au Sadhu qui saura réceptionner le précieux poison.
En elle, tout bouillonne. Elle est visiblement en colère. Et à deux doigts d'exploser.

Et c'est à peine si elle remarque que Isran s'est interposé lors de son absence et que Shankar compte jouer au javelot.

Le poison vole dans les airs, droit dans les mains du sadhu. Lui, il a un grain et elle le sait depuis longtemps, mais la petite souris de Ganesh? Quand est-elle devenue le chacal de Kali?

"Lalita, es-tu devenue folle? Toi, si pleine d'amour pour les tiens, quand as-tu oublié qui tu étais? Comment peux-tu songer à empoisonner ta propre soeur? Après Carry, à qui t'en prendras-tu? Sur quel petit prétexte tu vas sauter la prochaine fois?"

Elle soupire et revient se placer aux côtés d'Isran, puisque Mukunda l'a écarté.

"Je ne laisserais personne toucher à mes enfants."

Le Guru revient, appuyé sur sa lance. Pas réellement en posture d'attaque.

Soniya ! Bouge ! Ils vont te blesser !

Qui ça ils ? Globalement tout le monde.
Alors voici qu'il s'avance aussi, pour rejoindre, si rien ni personne ne l'en empêche, l'épicentre du boxon, sans quitter Carry des yeux.

Sentant le mouvement d'Amiya a côté de lui, ou plutôt l'influence qu'elle a eu sur l'air qui l'entoure, Isran se sent comme s'il recouvrait la vue alors même qu'il ne s'était pas aperçu de la perte de celle-ci. Et cette sensation est... Beaucoup plus claire qu'elle ne l'était avant. Aussi clair que l'est maintenant son esprit, et tout aussi léger lui semble son corps à ce moment.

S'apercevant du retour du Guru, sentant son animosité à travers l'air, Isran se redresse d'un mouvement à la fois rapide et fluide en saisissant les poignets de Carry, dont les mains sont toujours crispés sur la lance. Une seule pensée habite le corps de l'indien a ce moment, il doit la calmer.

Carry ! Tu dois revenir à toi, parmi les tiens. Tu es des nôtres et nous t'accompagneront pour affronter tes démons. Mais tu dois reprendre tes esprits.

Le feu aux poudres ?! Oh, c'est un coup bas pour Lalita qui faisait tant d'efforts pour rester silencieuse.

Tant pis pour la souris... C'est pas encore aujourd'hui que la sagesse et la bonté vont l'étouffer.

Alors, elle se tourne et s'avance vers l'épouse du Guru. C'est tout bas, mais les dents serrées qu'elle lui souffle ces mots, alors que Isran tente un dernier essai :

"Et toi Amiya Amilhthini ? Comment oses-tu me juger, toi qui es prête à égorger n'importe quelle femme trop proche de ton mari, mais qui refuse de le protéger de celle qui le frappe et fait couler son sang ?"

Du regard, elle lui montre ce qui reste de leur soeur et amie.

"Ouvre les yeux, Amiya Amilhthini... Carry se fait dévorer par le démon. Si nous ne sauvons pas son âme, c'est le démon qui l'emportera avec lui et elle sera damnée pour toujours. Il l'empêche de se nourrir et de boire depuis des jours, elle se faisait dessus encore il y a peu, mais maintenant, elle n'a même plus rien à évacuer de son corps... "

"Ce serait cruel de la laisser ainsi, de toutes façons."

"Si j'étais toi, j'irai soigner mon mari. Il mérite ton attention, et nous, ta confiance."

Son regard dur est planté dans les yeux d'Amiya. Elle n'attend que sa capitulation, même si au fond, elle n'y croit pas vraiment.

Il rattrape la fiole d'une main. Le bout de corde pendouille dans le vide, visiblement il est le seul avec  Lalita a prendre la mesure du danger, il suffit de voir Isran et Amiya perdre leur tête pour reconnaitre la puissance du démon, sa capacité à controler les esprits, même affaibli. Le Guru semble habité par le désir de vengeance, heureusement qu'il semble encore un peu sonné.

"Je sais ce que je fais. C'est le seul moyen d'aider Carry."

La fiole de poison coincée entre ses dents, profitant qu'Isran s'est saisi des poignets de Carry et de la discussion entre les deux femmes, , il commence à ligotter les  jambes de la blonde.

La diversion de Lalita est efficace, puisqu'Amiya porte toute son attention sur elle.

"La plaie de mon époux, au dessus de l'oeil, pisse le sang mais n'a rien de grave. Crois-tu que je le laisserais sinon? Ce n'est pas lui qui a le plus besoin d'aide ici."

Elle baisse d'un ton.

"Quant à ma confiance, à toi qui est devenue une étrangère depuis quelques lunes, à toi qui m'évite et qui n'est pas franche, comment pourrais-je te l'accorder? Vous vous êtes monté la tête avec des démons et des fantômes. Vous en oubliez tous la science qui fait autant partie des védas que le culte. Empoisonner quelqu'un d'affaibli le tue, ce n'est pas une question de Dieux, c'est physiologique. Je ne peux pas vous laisser faire ça en connaissance de cause."

Elle ne voit pas Mukunda ligoter Carry, ni même les mains de la blonde se desserrer et lâcher la lance quand Isran le lui demande.

Lalita lève les mains comme pour se rendre et recule. Finalement, c'est elle qui capitule.

"Après tout, vous êtes les chefs. Et c'est votre conflit. Pourquoi s'en mêler...?"

"Qu'ils règlent en bons époux leurs différents... Nous n'avons pas à être pris à partie. Je ne serai le chien ni de l'un ni de l'autre... "

Et à trois pas de distance de l'affaire, elle s'appuie un peu contre sa lance plantée dans le sol.

"Mais je me réserve la meilleure place pour voir la fin du spectacle."

Le Guru se fige. Un regard au Sadhu qui ligote. Un autre à Isran qui négocie. Tout va bien.

Soni. Viens soigner mon œil. Elle n'a rien avalé depuis des lunes. Pourquoi commencerait-elle ce soir.

Il a eu sa Carry ligottée. Au prix de beaucoup de bavardages et de rebondissements, certes, mais il l'a eue. Alors maintenant, il veut que ça s'arrête de couler avant de tourner de l’œil et de piquer du nez dans le sable. Avec moins de bavardages et moins de rebondissements.