Lune 47 - La marche vers le Soleil.

Le repas de ce soir aura du retard, c'est certain. Et pour cause, le Guru s'est fiché tout l'après midi sur son coussin favori, le cou entouré dans une écharpe jaune usée et la tête enrobée d'un turban orange tigré. Posé à côté de lui, un petit plateau mi-oxydé mi plaqué d'argent dont on peut parfois le voir se servir comme offrande aux idoles peintes quand il prie seul.
Au fur et à mesure que les gens arrivent et emplissent la salle principale du bidonville, voici qu'il se lève, rompant le silence de façon cérémonieuse, un Bidee allumé à la main sur lequel il se garde bien de tirer ses bouffées :


Peuple. Voici plusieurs lunes que Lord Shiva est demeuré silencieux aux oreilles de Guru Shankar Singh. Mais il n'est nulle raison de s'alarmer, car la réponse est évidente. Au lieu d'avancer vers notre Destinée, voilà que nous restons ici, dans ce lieu consacré à la mort et à l'attente.

Notre prochaine étape est dictée. Nous allons tous marcher vers la lumière. Et un acte aussi important ne peut s'improviser.
Ce soir, nous invoquerons celui qui bénira notre sortie. Le Dieu à tête d'éléphant, fils de Celui à Trois Yeux, porteur de chance. Deva Shri Ganesha ! Jai dev Gajânana.

Approchez-vous et joignez vos prières à celle de Shankar pour que les obstacles fuient la route comme le serpent sous ses pas, et que le peuple des élus se montrent aussi adaptables que sa divine trompe.

Prions pour la voie de notre famille, et prions chacun à tour de rôle à haute voix pour nos aspirations individuelles.

Son bidee s'écrase dans le plateau, l'enflammant instantanément. Une odeur de vieille gazoline se répand tandis qu'une flamme bleutée inonde le plateau. Le Guru survole la flamme de ses mains, capte juste leur chaleur puis s'en recouvre le front puis les cheveux.

Ignorant la brûlure croissante du métal, le Guru s'en saisit alors, et brandit l'offrande vers une toile peinte tendue derrière lui en la faisant tourner ostensiblement dans le sens des aiguilles d'une montre, faisant dangereusement osciller le combustible de l'assiette.


Entends nos prières les plus évidentes, mais aussi les plus profondes, nous te les offrons à toi qui a les oreilles pour nous entendre depuis le ventre de la terre.

Sukhkarta Dukhharta Varta Vighnachi,
Nurvi Purvi Prem Krupa Jayachi...
"O Seigneur qui apporte la joie, repousse la tristesse et écarte les obstacles de la vie,
Celui qui répand l'amour comme bénédiction universelle..."

On dirait bien le traditionnel Sukhkarta Dukhharta que tout hindou a entendu au moins une fois dans sa vie lors des processions publiques ou dans les émissions radio-télé.
Mais l'air diffère un peu, de façon à ce qu'un homme et des chœurs puissent le chanter plus facilement :



Quand l'air est bien installé, le Guru se retourne vers le groupe en présentant le plateau pour qui osera venir prendre sa bénédiction des mains comme il l'a fait.
Qui osera adresser sa première prière orale au Guide, et à tout le groupe ?...

Deva Shri Ganesha ! Deva Shri Ganesha !
Deva Shri Ganesha ! Deva Shri Ganesha !


Ponctue le Guru, enthousiaste et chanteur, comme un refrain au premier couplet en appelant un second.

Isran regarde d'abord la scène, intrigué, puis secoue la tête et souris. Il se recule alors, se plaçant sur le côté, sans prendre la parole. Après tout, ce n'est pas parce qu'il ne partage pas leur croyances qu'il ne la respecte pas.
Il continue d'observer ces rites, dont il n'avait pu qu'entendre la clameur, il y a bien longtemps.

Le Sadhu s'approche, place ses mains dans le feu puis sur ses rastas emmélés. Il a l'air défoncé, se racle la gorge.

"Tatkshana nahi kachu sambhu bicharyo | gahi trishula bhula vasa maryo
Srisha phula sama sira kati gayau | chata uRi lopa gagana maham bhayau
Dans un accès de rage, Shiva brandit son trident et, sous l'emprise de l'erreur, le jeta sur Toi. Ta tête, tendre comme la fleur de sirisa, fut tranchée net et instantanément projetée vers le ciel où elle disparut

Chalyo vishnu samga shiva vijnani | milyo na so hastihim sira ani
dhaRa upara sthita kara dinhyom | prana-vayu samchalana kinhyom
Shiva, expert en tous savoirs, prit le départ, accompagné de Vishnu mais, ayant échoué à retrouver la tête, ils rapportèrent celle d'un éléphant, la placèrent sur le tronc de l'enfant et lui insufflèrent la vie.

Le sadhu reprend pour faire ses voeux

"Shri Ganesha. Souffle de ta majestueuse trompe et projette nous hors de ses égouts puants vers le soleil éclatant."

avant de reprendre sa place.

Deva Shri Ganesha ! Deva Shri Ganesha !
Deva Shri Ganesha ! Deva Shri Ganesha !!!


Reprend le Guru avec encore plus d'entrain. Chaque prière jouera probablement comme un crescendo, reste à savoir ce que réserve le bouquet final.

Alors, l'homme au turban se retourne de façon claire vers Isran, et le fixe des yeux, l’œil exalté. Le message pourtant implicite est sans équivoque.

Il secoue la tête en soupirant, puis s'avance, place ses mains dans le feu avant de les faire passer dans ses cheveux.

Ajam nirvikalpam nirakaramakam niranandam anandam davâtepuranam
param nirgunam nirvishesham nîreham parambrahmarûpam ganesham bhajaim.
Ô Seigneur, Tu es non né, sans forme et absolu ; Tu es au-delà de la félicité de la félicité elle-même, l'Unique et l'Infini. Tu es le Suprême, sans attributs, ni différenciation ni désir. En vérité Seigneur, Tu es le Suprême Brahman. A Toi, Ô Seigneur, nous offrons notre adoration.

Toi qui accordes la vertu, les richesses, l'amour et la libération, aides nous a élever nos âmes.

Permet moi de retrouver ma foi, afin que je ne m'écarte pas de ton chemin.
Entraînant désastres pour ceux qui m'entourent.

Il s'éloigne alors, espérant avoir satisfait le Guru, et s'assoit pour réfléchir aux paroles qu'il vient de prononcer.

Le Guru marque un long moment de silence, fixant d'un air grave le nouveau venu. Ce dernier ne vient-il pas de confesser son athéisme flagrant ?

La seconde d'après, le Guru est rieur, enjoué, comme si Isran venait de lui offrir un kilo de halwa fraichement enduit de miel. Et reprend avec encore plus de cœur :

Deva Shri Ganesha !!! Deva Shri Ganesha !!!
Deva Shri Ganesha !!! Deva Shri Ganesha !!!

Aaya dekho, aaya Bappa Morya, hoo! hoo! Mangal moorti morya !

"Approche et regarde moi, Approche et reviens-nous ! Toi qui porte chance, reviens-nous !"



Le guru joint les mains sous le menton, légèrement repliées dans une variante plus mendigote du salut, doigts croisés.

Ne me fais plus trembler quand viennent les serpents, ne me fais plus trembler quand je donne la mort. Fais moi chevaucher ma peur comme toi qui chevauche un rat, Ganapati. Que la mort soit ma monture et le serpent ma ceinture, mon soutient.

Interdis-moi ce gout du pouvoir, apprends-moi à entendre ce peuple de tes grandes oreilles, et fais de Shankar, "sonneur de conque" le son de ta trompe. Donne au Guru les mots dignes de ta sagesse.

Que ta hache tranche ce lien passionnel, que Shankar puisse vivre sans obliger son peuple à l'aimer. Que ton Modaka m'offre la satiété, car se nourrir du regard des autres est une gourmandise dangereuse pour l'âme.

Apporte-moi ta défense brisée, Ganesh Ekadanta qui se mutila pour écrire la toute première Veda, pour que les nouvelles que nous écrirons soient aussi éclairées que ton savoir.


Puis, la mise à nu étant passée, il reprend sa posture la plus farouche, tourné vers le groupe, se saisit de sa lance et la pointe droit devant, suivant le regard de la tapisserie :

Et que toujours, nos aiguillons soient orientés vers la direction que nous offrira ton père ! Hai !

Rejetant son arme contre un mur, il se saisit du plateau enflammé et bouillant, en reprenant son refrain. Et va le tendre à Lalita, non plus pour une bénédiction, mais carrément pour qu'elle s'en saisissent, se défaisant exceptionnellement de sa suprématie spirituelle usurpée.


Deva Shri Ganesha !!! Deva Shri Ganesha !!!
Deva Shri Ganesha !!! Deva Shri Ganesha !!!

Lalita alors se lève, il n'est plus temps de faire attendre son plus bel amour. Elle s'avance vers le plateau de feu et s'y brûle les mains de ferveur pour répandre leur chaleur au dessus de ses cheveux tressés.
Inspirée comme l'est chaque dévot, elle se met bien face à la tenture représentant Ganesh et elle récite tout bas ce mantra, le plateau encore en mains :

"OM HRîM SHRîM KLîM GLAUM GAM Ganapataye Varavarada sarvajaname vashamanâya svaha"

Plusieurs fois, et de plus en plus distinctement pour les autres participants.
Enfin, elle se met à parler, des larmes de douleurs rougissant ses yeux.

"Toi qui m'a pris au creux de ta main, toi qui m'a amené jusqu'ici auprès de tes serviteurs. Je t'ai juré à jamais de ne répandre de mes lèvres qu'Amour et bonté, bienveillance et courage... Me voilà à l'épreuve pour cette vie et les autres. Que mon amour pour toi puisse toucher du doigt l'infini."

"Ô bien-Aîmé Ganesha, nous ne connaissons pas les méthodes correctes pour T'invoquer ou pour communiquer avec Toi, tel que Tu es vraiment. Une connaissance complète des rites sacerdotaux ne nous a pas été accordée, aussi dois-Tu fermer les yeux et excuser toutes erreurs et omissions. Nous savons peu de choses des mantra, ou de la conduite pieuse, nous sommes étrangers à la vraie bhakti. Néanmoins, Tu dois nous pardonner et, quel que soit le culte dont nous avons été capables, accepte le comme exact et complet, car Tu es le seul refuge, notre Ganesha Aîmé. De Ta nature compatissante, Seigneur Ganesh, protège ceux qui prient. Aum Tat Tat Aum. "

Rendant la patate chaude au Guru, elle claque ses mains rougies l'une contre l'autre trois fois, doucement. Puis, se prosterne devant la figure symbolique du Dieu.

Le Guru repose en vitesse le plat devant "l'icône" improvisée, puis se plaque les deux mains aux oreilles.

Signe d'écoute ?
Tu parles. C'est juste la partie la plus froide et régulatrices du corps humain, et une des plus grandes sur sa tête, assez pour recevoir ses paumes cuites.

Deva Shri Ganesha !!! Deva Shri Ganesha !!!

Il laisse qui veut s'y bénir et prier l'Ekadanta. Les mains refroidies, voila qu'il va chercher un petit sachet coloré. Des épices ! Le grand malade... Enfin, rien n'est trop beau pour ce Dieu porte-bonheur, et la marche à la surface est un acte fondateur qui ne se néglige pas. A défaut de colorant bon marché plein de plomb et de cadmium, ce sera du curcuma et de la cannelle moulue que les adeptes balanceront sur l'idole.

Le Guru jette une poignée, ou plutôt une pincée, et passe le sachet à Amiya avant de repartir fouiller dans ses affaires, balançant à la volée :

Bénissez l'idole, offrez lui sa poudre orange avant que nous n'allions l'immerger ! Déchaussez-vous et bénissez son gros ventre !

Facile à dire, l'idole est un peu abstraite en l'état.

Peut-être est-ce l'euphorie du moment, mais Amiya rit avec le sadhu. Une scène rare qui n'aura pas souvent lieu. Alors que les autres poursuivent le rituel, elle lui lance:

"Je ne savais pas que j'étais ta divinité Mukunda. Mais mon coeur n'appartient qu'à Shankar, hélas, je m'y suis engagée! Mais tu peux toujours prier Ganesh pour avoir ta chance..."

Et voilà, un regard charmeur, rien que pour lui. Mais quelle allumeuse quand elle s'y met! On y croirait presque...si elle n'explosait pas de rire à nouveau.

Le Sadhu répond par un grand sourire, agite ses bijous et sa clochette pour ajouter au folkore.

"Je ne prie les Dieux que pour sauver les ames. Pour le reste je m'en remets à mes sorts et à mon grelot.

Mais Raji, le jour ou vous etes dans votre... cycle... rouge, adressez moi une prière, je serais tout ouï. "

Shankar décroche l'idole pâteuse. Puis, le Guru désigne le puits. Ni plus ni moins.

L'idole doit être immergée. Sur son chemin, nous répèterons cette courte prière, pieds nus. Et nous la plongerons définitivement dans ce bain. Alors, nous ferons la fête une dernière fois, et si l'idole git au fond encore demain matin, nous partirons pour le soleil.

Ganapati bappa morya ! Mangal moorti morya !
Ganapati bappa morya ! Mangal moorti morya !

L'idole se voit décrochée tandis que le guru enthousiaste fait signe au groupe de le suivre.
Quant au plateau, il continue de brûler... Près des sachets de plastique vide.

Le Guru s'approche du puits et tend l'idole à Lalita. A elle, qui semble manifestement l'élue du Ganapati, l'honneur d'immerger la tapisserie. Puisqu'elle à toutes les attentions du Dieu, c'est avec elle qu'il se décidera de valider ou pas leur ascension.
Quant au Guru, qui jette un regard sur son plateau de gazoline enflammée, le privilège d'inaugurer les festivités quand le Dieu sera satisfait.