Lune 74 - Nouvelle lune.

Le soleil approche de son zénith lorsque Shankar finit d'entasser ses affaires sur la plage.

L'évènement est en théorie assez singulier pour faire venir tout le monde à ses côtés. Mais si il passe inaperçu, le Guru sonnera dans sa corne de bique une fois son souffle repris.

Om Shanti Om.
Je vous réunis ce midi pour parler une dernière fois en tant que Guru.

La prière, la promesse que nous avons pris envers les dieux, envers les uns et les autres à Vertigo, et renouvelé chaque fois depuis prend fin, aujourd'hui, face à notre échec. Nous n'avons pas été à la hauteur du Destin qui nous fut promis, et Shankar n'a pas été l'élu attendu.

Il ne nous sera pas permis de reprendre la route demain comme nous l'avons prise hier. C'est pourquoi aujourd'hui, Guru Shankar abdique, et devient Shankar Singh.

Je vous rends maintenant le pouvoir que je me suis octroyé, et que vous avez consolidé depuis plus de vingt-cinq lunes. Je vous rend, à tous, le pouvoir de parler à Lord Shivatom. Sachez qu'il est en chacun de nous, sous des formes différentes et similaires, comme notre corps porte en lui ces millions de fois cette infinité d'atomes élémentaires. Notre seigneur est ainsi, cette énergie qui nous anime, qui nous détruit et nous meut.
Mon regret est de ne pouvoir vous enseigner comment l'écouter. Mais mon dernier ordre de Raja sera d'essayer de le faire par vous même.

Aujourd'hui, c'est la fin du Om Shanti Om. Tout à l'heure commencera un autre départ, une autre lune, un autre livre, une autre famille.
Shankar ne sera ni le roi, ni le guru. Il sera le Kshatriya qu'il était à la naissance, le guerrier qui protègera ceux qui le souhaitent. Simplement. Il portera en lui Lord Shivatom et reprendra la route avec qui le souhaite.

Les autres peuvent rester. Partir à présent, ou plus tard, ailleurs ou bien ou bon leur semble.
Nul n'est méchant ou vil. Tous sommes fautifs de cet échec. Tous savons que la mort n'est pas la fin, lorsque la vie fut menée dans l'erreur.

Que ceux qui souhaitent partir s'avancent, que je les remercie, et que je les salue. Que je leur touche une fois le pied, celui qui les emmènera loin de moi. Que j'alourdisse son sac de nos souvenirs et de provisions.

Cette fois, nulle arme apparente. Nul tilak au front. Rien qu'une mine crispée et des yeux rougis. Des muscles tendus, mais sans violence. Et un regard pour la première fois inquiet tournée vers l'assemblée.

Shankar étouffe son soupir.

Je te remercie pour ce temps passé avec nous Lalita. Ce soir, nous terminerons les bagages et j'espère pouvoir te faire un adieu plus réussi...

Quelqu'un d'autre ?

Mukunda adresse un salut en souriant à la gamine. Il ne voit pas la mort d'une enfant mais son voyage le plus passionnant vers la libération finale, le Mohska. Elle rejoignait le gran tout et serait pour toujours une partie d'entre eux. Il sera charmeur de serpent.

Puis il s'avance.

Il dépose sa clochette autour de l'indienne effondrée au sol. Il dépose un baiser sur ses cheveux. Il n'y a rien qui puisse lui dire à l'instant qui la fera se relever. Un jour peut etre, il est certain qu'elle se relevera, elle dansera à nouveau.

Il s'approche du presque ex-Guru, les deux mains jointes au ciel.

"Adieu Guru. Ceci signe notre echec, l'echec de ta mission Guru. L'objectif était trop grand ? Je ne crois pas, il était ton devoir, notre devoir d'essayer.
Es-tu à blamer pour autant ?

Agni le soleil majestueux échoue lui-même à nous porter la lumière en toute occasion. Il est vaincu par les ténèbres la moitié du temps. Et pourtant, il suffit à réchauffer nos membres pour la nuit et marquer nos visages. Quand les poussières du champignon du Shivatom l'ont éclipsé pendant des mois, il est resté dans nos coeurs pour nous guider.
Il en sera de ta parole et tes enseignements Guru. Je ne les oublierais pas et les porterais ou mèneront mes pas, et les diffuserais comme un pale soleil.

Mes pas et ceux de Lalita. Peut-être croiseront-ils ceux du Kshatriya Singh. Et les pas endiablés d'Amiya. et la route d'Isran et Gras double quelque soit la destinée qu'ils choisissent."

Il recule pour prendre la main de Lalita.

Shankar semble n'en avoir rien à cirer.
Au sol, le dos tourné au sadhu et à tous, sauf à son épouse qu'il ausculte en silence, l'air impassible. Cet air serein, ni inquiet ni joyeux ni fâché, qu'il affiche quand tout va mal, comme un guerrier concentré sur ses gestes au cœur du combat.

Puis il se relève, d'une voix blanche :

Tatti... Y a vraiment personne pour m'aider à la réveiller ?

La voix blanche se charge enfin d'inquiétude. Il n'y connait rien en soin. Et son regard, de fureur.

Lalita perdue dans ses pensées plein d'ombres et d'incertitude, comprend à peine ce qui se joue sous ses yeux. Ce n'est que lorsqu'elle voit Amiya s'effondrer au sol qu'elle saisit un début de sens... Ajeya disparait, a disparu.

Elle plisse les yeux vers l'empreinte de lumière laissée par la silhouette enfantine.

Mais vient à ses oreilles le miel doux de la voix du Sadhu. Elle se garde bien de montrer combien elle lui est reconnaissant, combien elle se sent tout aussi coupable.
Alors qu'il lui prend la main, elle le regarde avec un sourire humble de remerciement et lui montre des yeux Amiya prostrée au sol.

Il comprend surement ce qu'elle compte faire. Et puisque celle qu'elle redoute tant peut encore souffrir et saigner des yeux, elle se détache momentanément de Mukunda, et vient prendre les épaules de celle qui fut sa soeur, pose ses mains sur sa chair anéantie par la peine, et lui offre un peu de sa chaleur, un peu de son pardon, et même, un peu de son amour.

"Ne te brise pas... Je sais qu'il reste du bon en toi... Et même du merveilleux..." lui murmure-t-elle.

En retournant le corps inerte d'Amiya sur le coté, elle s'aperçoit de la gravité du malaise, et qu'il y a peu de chance qu'elle entende ses paroles.

Un regard bref vers Mukunda, puis vers la silhouette scintillante qui s'efface au loin.

Elle crie. L'urgence lui fait oublier sa réserve.

"Ajeya ! Ajeya, reviens ! Ce n'est pas encore l'heure ! Reviens, Ajeya !"

Et en même temps, elle défait les vêtements qui peuvent serrer le corps de celle qui se meurt.
Elle espère que ses cris auront aussi l'effet de la tenir encore dans leur réalité.

"Si nous étions aussi sages que les Dieux, nous n'aurions plus besoin de les prier... Demande-toi donc pourquoi certains d'entre nous sont si dénués de cette qualité... Moi la première..."

C'est vrai que dit comme ça, c'est pas la meilleure façon de consoler l'enfant. Mais elle ajoute aux mots, un baiser sur son front, rapide mais efficace, avant d'envoyer quelques claques sur les joues d'Amiya.

"De l'eau... Fraiche... Shankar ! Son pouls est faible, sa respiration faible... Il faut l'emmener dans l'eau... Shankar, emmène là dans l'eau du fleuve, dans ses courants les plus frais, ça lui fera un choc thermique..."

Elle se recule pour laisser la place à l'époux, gardant la main de l'enfant dans la sienne.

"Pour ma part, 'Jeya, je décide ce jour d'enjamber le gouffre. Je ne reviendrai pas en arrière..."

"Si elle s'en sort, il faudra se relayer pour la veiller pendant son repos strict... Tous, nous devrons venir à ses cotés chacun notre tour. Pendant que les autres prierons... "

Puis, elle se redresse sur ses jambes et invitant Ajeya à faire de même. Elle se tourne vers Mukunda.

"Malgré ses dires, ne crois-tu pas que Tenebro et toi devriez tout de même vérifier que les forces de cet endroit, ou même celles de Vertigo n'ont pas eu raison de sa fatigue due à ses crises nocturnes de somnambulisme ? Pendant de temps, je chercherai un centre de soin avec des équipements et du personnel qualifié pour elle..."

Shankar tremble de tout son corps. Difficile de savoir à quoi c'est du.

Il se saisit d'Amiya aux abonnés absents, la porte dans ses bras comme un enfant, la tête rentrée, et se dirige livide et blême, silencieux et raide comme un pantin vers la rivière d'un pas mécanique et pressé avant de plonger dans les eaux avec elle.

Le choc thermique est une idée violente, mais efficace. Elle sursaute et ouvre les yeux d'un coup, se débat jusqu'à ce que Shankar la lâche et qu'elle puisse reprendre pieds, tremblante, la bouche violette.
Elle est perdue, ne comprend pas ce qu'elle fait là, elle n'a pas l'impression de maitriser son propre corps. D'autant qu'elle ne sait pas trop si elle a rêvé, si elle rêve encore, si la réalité est celle-ci ou pas.

"Piya..."

"Je dois vous parler à tous...cours chercher Ajeya s'il te plait...il ne faut pas qu'elle parte..."

Et comme si elle s'en rendait juste compte.

"J'ai froid?"

Il la serre contre lui, sans cesser de trembler. On comprend aisément pourquoi vu qu'il s'est viandé lui même le choc de l'eau froide pour l'y amener.

Continuant de l'écrabouiller dans ses bras, il trouve cela bien confortable d'être trempé, pour pleurer sans que ça ne se remarque. Il ne dit rien, sourit, et ramenant son épouse sur la berge.

Un... Un grand feu... S'il vous plait.

Amiya se laisse faire, ne comprenant pas pourquoi Shankar pleure, mais lui rendant son étreinte. Avant de le suivre auprès des autres, trempée, gelée, peinant à marcher. Déjà que ses jambes ne sont pas très stable, en plus son mari la gène en s'appuyant sur elle.

Quand ils arrivent au niveau des autres, elle s'effondre à nouveau, mais reste bien consciente cette fois. Juste plus d'énergie et une probabble chute de tension. Elle tente de parler, rate le premier essai, mais réussi le deuxième.

"Nous ne pouvons arrêter le cycle. Lakshmi..."

Non, finalement, elle préfère ne pas dire qu'elle a eu une vision.

"Nous nous sommes engagés à servir les dieux et ils nous regardent. Il faut...il faut que nous acceptions de rester encore un peu ensemble, jusqu'à ce que le cycle soit terminé."

"Je sais qu'ici, nous avons tous des choses à nous reprocher les uns aux autres. Mais il s'agit là d'encaisser des épreuves, pas pour nous, mais pour les dieux. Je vous supplie de m'aider à..."

Vivre?

"Finir ce qu'ensemble, nous avons commencé. Et si pour cela, je dois accepter les soins de Mukunda, je le ferais."

De toute façon, des soins, ça va être vital. Plus elle parle, plus elle penche vers le côté, plus ses yeux se referment. Ses joues, elles, rosissent alors que la fièvre monte. Somatique ou réel, elle a bien attrapé un mal qui la ronge.