Lune 79 - Le Noviciat.

Le campement a résolument pris forme à présent. Et c'est après quelques jours que Shankar revient au soir vers son épouse.

Soni ? Viens avec moi sous les étoiles et parlons un peu. Apporte de quoi prendre un thé je te prie.

Assise sous une bâche et en robe de nuit, Amiya termine de se brosser les cheveux. Elle lève les sourcils, surprise.

"Maintenant?"

Elle qui s'apprêtait à aller se coucher...

"J'arrive."

Elle abandonne l'idée de tresser ses cheveux, se lève et pars en quête d'eau. Il reste bien de celle qu'on a laisser bouillir pour la vaisselle et comme elle n'a ni le temps, ni l'envie d'en refaire, son époux devra s'en contenter. Deux tasses tièdes en main, deux camomilles, et voilà l'indienne de retour auprès de son époux.

"Alors? De quoi veux-tu parler?"

Elle désigne du menton une couverture pliée.

"S'il te plait, je ne voudrais pas attraper froid."

Il sourit, tend la couverture et lui touche le pied.
Puis, il s'affaire à concevoir un feu.

Soni, qu'as tu retenu de l'autre soir ? Non dans ta tête, mais dans ton cœur ?

Du feu?

"Je croyais que nous allions nous promener?"

Un soupire déçu. Les balades romantiques, c'était avant le mariage...

"J'ai retenu que tu étais très agaçant quand tu voulais. Je...n'y ai pas réfléchis. J'ai fais ce que je devais faire, nous installer, m'occuper de vous."

Elle baisse les yeux, consciente qu'elle n'a pas fait ses devoirs.

Il sourit et l'enlace.

Sans doute après. Lorsque la nuit sera plus noire. Les gens assoupis. Endormons-les sous nos discussions.
Et commençons par là. Tu es sérieuse lorsque tu dis cela ? Que je n'ai été que ça ?

Elle se mord la lèvre mais ne se dégage pas.

"Non, j'ai bien appris deux ou trois chose. Que je devais être plus souple dans mes propos. Que je devais apprendre à m'ouvrir aux autres. Et..."

Finalement, elle fixe un point dans le dos de Shankar.

"Et voilà. Je n'ai pas trouvé de réponse, je ne sais pas pourquoi je devrais marcher dans tes pas, si c'est ce que tu veux savoir..."

Il sourit et la caresse.

Voilà la troisième. Que tu veuilles ou pas marcher dans mes pas, il te faudra être sûre de ce que tu veux. Car les autres mettront cela à l'épreuve en permanence.

Nous allons à présent passer à la suite.

Avec moi, l'Akshara au grand complet. Nous nous demandions... Peux-tu nous expliquer, à tous, l'importance de la nourriture ? Pour notre mode de vie ? La pureté de ce que nous mangeons ?

Elle rit, un peu jaune.

"Je voudrais que TU sois le guru mais TU m'obliges à l'être à ta place. Alors ne me demande pas ce que moi je veux. Parce que comme toujours, ce que je fais, c'est pour toi."

"Mais je ne marcherais pas dans tes pas, en me contentant de limiter des conséquences. J'entends être irréprochable, parce que c'est ce que je dois être. Pas de place aux erreurs, pas de mon côté en tout cas. Et ceux qui en font assumerons entièrement les conséquences de leurs actes, je ne minimiserais rien."

Cette mise au point faite, elle se recule pour le dévisager et noter sa réaction.

"Où sont-ils alors? Que je leur explique. Pourquoi ont-ils besoin d'un porte-parole, ils savent tous qu'ils peuvent venir me parler quand ils veulent et de ce qu'ils veulent."

Je ne t'oblige en rien. Je renonce. Et tu choisis. Comme tu choisis, toi même, d'être irréprochable. Tant mieux. Un Guru se doit d'assumer. Car tu l'assumes, n'est-ce pas ?

Il renifle, ne sourit plus et se concentre.

La, tout autour de moi. Ils sont la. Ferme les yeux si ça t'aide.

"Je n'aime pas faire les choses à moitié."

ça doit être un oui. Elle ferme les yeux, imagine le groupe. Ils seraient assis en demi-cercle, là, devant eux. Ajeya au centre, Isran à sa gauche, Janum à sa droite.

"Pourquoi vous expliquerais-je l'importance de la nourriture? Tous, vous avez déjà jeûné. Tous, vous connaissez la faim, l'état de faiblesse qui s'en suit. Tous, vous avez vu Carry s'éteindre parce qu'elle ne mangeait plus."

"Tous, vous avez noté les changements physiologique chez elle, car on les voit mieux sur autrui que sur soi. Sa pâleur, son humeur, son silence. Tous, vous vous souvenez des mots du sadhu, le démon a pris possession d'elle."

"Qu'en avez vous déduit? Ne pas se nourrir correctement l'a éteinte, son corps est devenu impur, au point qu'on ne la reconnaissait plus. Un corps impur est un corps malade. Un corps malade peut blesser ceux qui nous sont chers, pas parce que nous le voulons, mais parce qu'il ne nous appartient plus."

"Retenez ceci et pensez-y quand le repas vous est servi. Votre assiette, c'est votre santé, c'est la santé de votre clan. Pour vous, votre moral, celui de ceux qui vivent avec vous, vous devez faire attention. Votre assiette influence votre mode de vie."

"Alors, demandez vous, quelle assiette vous rendra meilleur? Quel repas est le plus adapté à votre corps, pour qu'il reste sain, pour que vos relations avec autrui restent saines? Un repas est pur tant qu'il ne nous empoisonne pas, c'est un fait. Mais qu'est-ce qui est bon pour nous?"

Elle ouvre les yeux.

"Là, Ajeya trouverait quelque chose à répondre. J'en suis certaine."

Dans son regard brille une certaine fierté. Se retenant de l'embrasser toutefois, il murmure :

Ajeya ne dit rien ce soir. L'entends-tu ? J'ai compris ton message. Compris le bien que tu voulais, la porte que tu ouvres chez chacun. Car parfois, parler à tous, c'est encore plus fort que parler à chacun. Tu parles à l'espèce que nous sommes et tu ne peux te tromper.

L'Akshara éclairée en a assez eu pour ce soir.

Dis-moi, shrimati, à moi seul. Quand et sous quelles conditions est-il noble de tuer ?

"Noble?"

Elle est prise au dépourvu. Tuer, c'est peut-être la seule chose qu'elle n'ait jamais fait. Si on oublie la distribution intensive de plantes abortives, après tout, c'est une question de point de vue.

"Il est noble d'achever celui qui souffre et qui n'a aucune chance de voir sa douleur apaisée, quand on est sûr qu'il n'y a pas d'autre solution. Sinon, ce n'est pas de la noblesse. De la justice, de la vengeance peut-être. Ou de la légitime défense. Ou même de la prévention, de la protection. Mais le meurtre n'en est pas noble pour autant. Mais c'est mon point de vue..."

Shankar prend alors sa mine la plus perplexe. Oh, bien sûr, il joue la comédie. Mais il le fait avec sérieux. La mettant à l'épreuve. Elle aura à faire au doute de ses élèves. Comment alors ne pas les perdre, sans pour autant leur mentir ?

Il justifie.

Pourtant, Krishna l'explique dans la bhagavad gita, au cœur du mahabharata, à Arjuna qui doit à la bataille, tuer sa propre famille et leurs hommes, qui s'opposent à lui.

Il n'y a rien de plus arya que l'ahismâ, la non-violence universelle. Et pas de sacrifice plus noble pour un homme vertueux que de se résoudre alors à tuer. Rien de pire pour un homme suivant l'intrépidité, la purification intérieure, la fermeté à acquérir la science, la libéralité, la maîtrise de soi, la réalisation de sacrifice, l'étude sacrée, l'austérité, la simplicité...

Il s'arrête, se fige un bref instant, reprend le compte sur ses doigts :

La véracité, la patience, le renoncement, le calme, la sincérité, la compassion envers toutes les créatures, le désintéressement, la tendresse, la pudeur, la détermination tranquille

Réfléchit, murmure son récital rapidement et reprend son compte en fermant les doigts :
La force, l'endurance, la volonté, la pureté, l'indulgence, la modestie.

Si un homme avec un tel dharma venait à tuer quelqu'un, sa peine et sa souffrance n'en serait que plus terrible.

Je ne suis pas un tel homme. Je le sais.

Mais pour préserver la vie, ou plus important, le dharma de l'un des miens, il n'y aura pas la moindre hésitation. Un simple battement de cil, et vous ne verriez même pas ma lame fendant l'air et ce qui se dresse devant.

Même si je dois le regretter ensuite. Car ainsi, les prochaines fois, je n'aurais qu'à menacer pour écarter le danger. Pas d'autres morts que l'exemple premier. Ce mort à qui j'offrirai tous les honneurs d'un noble sacrifice. Ce mort pour qui je suivrai encore d'avantage toutes les vertus que je t'ai dite, afin de donner un sens au terme de sa vie. Un prix à celui-ci.

Cela, shrimati, est-ce noble, ou pas ?

Car je n'ai pas parlé de meurtre, mais de tuer.

Elle le regarde, perdue, ne sachant que répondre. Pourtant, il ne la laissera pas esquiver et elle le sait.

"Non, ça n'est pas noble. Pour que ça le soit, il faut que le geste soit reconnu comme tel par les deux partis. Celui qui tue pour apaiser, celui qui est tué et qui n'en sera que mieux."

"Dans le cas que tu me décris, de notre point de vue, ça pourrait être noble de ta part. Mais pour le mort? Son dharma a lui? Combien de chance qu'il trouve ça noble?"

"Je te connais Shankar, je connais ton impulsivité, elle m'a effrayé tant de fois. Tu ne te poses pas de question, tu agis. Je sais que parfois, prendre le temps de réfléchir peut nous couter cher. Je sais que tu nous sauveras probablement un jour avec ta manière d'agir. Mais ça ne sera pas noble. Ni même juste. ça sera juste nécessaire selon ton point de vue."

Il sourit enfin. Un petit sourire triste.
Mais ne conclue pas d'avantage sur ses propres pensées.

Tu es la Guru, Shrimati.

Que feras-tu, Guru, de ceux qui s'écartent de ta voie ?

Elle se décompose, ne supportant pas qu'il ait l'air triste. Tout ce qu'elle veut à cet instant, c'est un vrai sourire.

"Je leur donnerais la fessée?"

Il garde son sourire triste, pour ne pas éclater de rire.

Seigneur... Je vis dans la crainte.

Puis il sourit plus largement, comme libéré. D'aucun devraient s'inquiéter de cette conclusion. Lui, semble ravi.

Même sans y faire attention, tu progresses. Nos prochains exercices se feront avec d'autres gens. En conditions. Puis, nous reprendrons tous les deux. En attendant, comme tu as fait des progrès fulgurants... Que dirais-tu d'aller chercher une grotte avec moi ?
Laissons ce feu en repère.

Elle se détend un peu, bien que la question ait fait mouche. S'ils s'écartent de la voix, qu'ils prient tous pour qu'elle ne se mettent pas en colère. Il faut vraiment qu'elle règle ce problème...

"D"accord, si tu veux. Mais j'ai déjà exploré tout ce qu'il y a sur cette plage, il va falloir marcher un peu. Nous ferions peut-être mieux d'attendre qu'il fasse jour pour lancer une expédition? Je ne suis pas en tenue..."

Et puis, dans un excès de franchise:

"Et j'avais prévu autre chose pour toi ce soir. Rentrons dans notre tente et partons demain!"

Aaaah, la raison, la modération... Ces aspects qu'il vante avec sérieux et aplomb mais qu'il oublie aussitôt, comme si ils quittaient son être en fuyant par sa bouche.

Je comprends Soni. Coupons le feu pour garder le combustible pour demain. Et allons négocier ta récompense dans la tente.

Il oscille de la tête et adresse un clin d'oeil avant de dérouler la couverture coupe-feu en coton qui sent la station service et d'en tendre deux coins à Amiya, de l'autre côté du feu.