L54 - Rite funéraire pour défunt absent

Le Sadhu s'approche du pantin en bois, intrigué par la mise en scène, l'élève apprend vite, très vite doit-il reconnaitre. Il fait un signe affirmatif à la femme rouge, s'agenouille aux cotés du mannequin, ouvre son sac. Il punaise deux boutons de chemise dans le bois, le pantin ouvre des yeux hagards et stupéfaits. Il sculpte deux petits trous dans l'écorce, puis une ouverture béate pour sculpter une bouche. Il sort une fiole et badigeonne l'écorce de cendre sacrée. Un coup d'oeil satisfait à la statue qui semble plus vivante que morte...
Tenebro, posé sur son autel, lui fait face, Mukunda s'éloigne pour laisser les deux esprits partager leur expérience de la mort.

Et pendant que Lalita se recueille immobile, il saisit une longue mèche de ses cheveux avec la plus grande précaution, pour ne pas l'alerter, avant de la découper d'un coup net.

"Comment il s'appelait ? "

La coupure est si nette et adroite, qu'elle ne ressent presque pas qu'elle est plus légère soudain de quelques grammes de cheveux.

"Tamonash"

Dans des trous aussi profonds qu'un doigt, dans le sable, se tiennent de petits cônes d'encens.
Ils ne sont pas encore allumés, et le seront peut être pas. Elle laisse les deux maîtres de cérémonie agir à sa place.

Elle ne semble pas vraiment encore prête à trouver les mots pour apaiser l'âme de son époux. Elle a besoin de clarifier certains points d'abord.

"Vous croyez qu'il... Que dans sa réincarnation, il sera encore... Qu'il préférera toujours les... ? Je sais qu'au fond de lui, ça a été une souffrance... En Inde, ce n'est pas facile... C'est vrai que l'Inde n'existe plus, mais dans ce monde ici, peut être que ce qu'ils font aux homosexuels est encore pire..."

Hein ?

Le sourire amusé de Mukunda disparait rapidement. Lalita a épousé un homosexuel, il pense tout d'abord à une grosse plaisanterie, mais le sérieux des femmes lui fait comprendre qu'il n'en est rien. Il reste un peu sidéré avant de se dépécher d'éloigner Tenebro du pantin et de le suspendre à son cou.
Il colle la mêche de cheveux dérobée sur l'écorce, la moustache postiche lui donne un air un peu plus viril, et sauver ce qui peut l'etre avant sa présentation face à Yama..

"J'ai pensé qu'il aimerait emporter quelque chose de toi Lalita."

Le sadhu ne semble plus très pressé de poursuivre le rituel.

"Mais non je ne crois pas qu'il gardera ses penchants dans sa future vie. Il arrive d'avoir un mauvais karma sur un cycle. Et puis, seul le noyau de l'ame subsiste. Sinon on verrait des vaches aimer les hommes après leur réincarnation, ou le contraire, et je n'en ai jamais entendu parler.

Par contre. Un homosexuel ne doit pas être incinéré. Nous devrons le confier à un fleuve pour le purifier, comme pour les lépreux et les victimes du cobra..."

Lalita entrouvre ses lèvres, comme surprise par les paroles du Sadhu.
Elle qui pensait aborder un point de détail, et voilà que Mukunda les alerte sur un autre rituel à accomplir.

"Oh.."

Elle ne sait plus trop quoi dire, un peu perdue, elle regarde le sorcier, puis Amiya.

"Mais si on le transporte jusqu'à un fleuve... Ou la mer... Que dira Shankar ? Il va se poser des questions... Je n'ai pas très envie de mentir."

L'impasse. Puis saisissant sa soeur par les épaules.

"... Je suis désolée Amiya de te faire subir tout ça, pour rien. Rentre si tu veux te changer les idées, nous allons trouver une solution qui puisse convenir au mieux à la situation."

"C'est aux dieux d'en juger. Ce serait une ultime provocation de l'incinérer, il en est ainsi.

Mais si vous y tenez, on peut prendre le risque de l'incinérer. Il faudrait. Lalita, dans ton dernier hommage, loue la vigueur de ton défunt de mari, rappelle quel époux merveilleux il a été, qu'il t'a aimé et honoré avec la même passion de la première à la dernière nuit.

Il sourit, peut être pour l'encourager.

Ca ne sera qu'un petit mensonge... mais si tu l'as aimé ca serait lui rendre un grand service, crois moi."

Mentir. C'est vrai qu'elle n'est plus à un mensonge près. Par omission le plus souvent tout de même, mais elle reste une cachottière de première catégorie.
Elle regarde Mukunda, qui semble encourager sa bonne conscience à lâcher prise. Elle le fixe longtemps, dans les yeux, pour y puiser du courage.

Puis Amiya, qui semble aussi d'accord sur le principe. Elle leur sourit maintenant.

Elle se dit qu'au final, elle est avec la meilleure équipe qui soit pour ce genre de supercherie. Une femme qui est veuve et qui compte se remarier, et un sorcier expert en tromperie démoniaque. Une équipe moderne !

"Bon..."

"D'accord... Je vais l'aider à se réincarner maintenant. Et si vous craignez que cela se retourne contre nous, je peux comprendre que vous préféreriez vous éloigner... Il n'y a pas de raison que vous en subissiez les conséquences... "

"Alors...?"

"Bien sur. On a pas fait tout ce chemin pour se défiler maintenant".


Il pensait Lalita incapable de mentir. Et Amiya plus respectueuse des traditions. Les soeurs se renvoyaient peut-être une mauvaise influence.

Inspirant profondément pour retrouver une paix relative à l'intérieur, elle ferme les yeux.
Lorsqu'elle les rouvre, elle demande doucement :

"Amiya, pourrais-tu te tenir à ma droite ? Et toi, Mukunda, en face de moi, de l'autre coté de Tamonash ?"

Elle allume la bougie avec un briquet, celle placée derrière la tête du défunt-pantin au visage moustachu, et les cônes d'encens placés aux quatre points cardinaux. Le vent souffle de manière inattendue vers le Sud, emportant avec lui un peu de sable, d'encens et de volutes.

D'un repli de son étole blanche, elle sort un petit papier, avec Ganesh dessiné dessus. Le pose auprès du visage de son époux qui l'a si gentiment délaissée pendant tant d'années. Puis décore ses lèvres sculptées de basilic mouillé.

Enfin Lalita tend ses mains vers Amiya et Mukunda, pour saisir les leurs. Une telle proximité et une telle aisance naturelle se dessinent entre le Sadhu et la veuve en blanc que Amiya pourrait bien commencer à avoir des doutes.

Elle pose son regard sur le corps en bois, au niveau des boutons qui lui servent d'yeux.

"Tamonash, je te présente Ganesh, c'est lui qui m'a sauvée et c'est lui qui te guidera vers ta nouvelle incarnation si tu apprends à l'aimer. Malgré tes talents, tu as toujours refusé notre religion, mais aujourd'hui est un moment de vérité pour toi. Bientôt tu seras libéré de ton corps, libéré de toutes tes souffrances, de tes peines. Mais aussi de tes plus belles joies, et nous sommes tous là pour te soutenir et t'apaiser..."

A ce moment précis, elle lève ses yeux vers Mukunda qui se tient face à elle.

"Nous avons été si heureux tous les deux, toutes ces nuits et ces jours à nous aimer sans limite. Ce fut merveilleux, et je t'en remercie. Tu as fait de moi la plus heureuse des femmes que cette terre ait portée. Maiṁ tumsē pyār kartī hūm̐... "

Son regard a pris de l'intensité à ces derniers mots prononcés tout bas.
Un silence s'installe un court moment, avant qu'elle ne reprenne et regarde à nouveau le mannequin.

"Que Ganesh notre protecteur m'entende..."

"...Pourvu qu'il te protège sur le chemin de ta réincarnation, qu'il t'offre dans ta prochaine vie plus de quiétude, de sérénité, de santé... Car tout cela, tu l'as mérité. Mērē pati."

"Comme la mort t’empêche de prier Ganesh, je le ferai pour toi, car je suis ton épouse et je me dois de te protéger jusqu'à la fin."

Elle referme ses yeux et chante plusieurs fois la prière à Ganesh.

"Vakratunda mahâkâya Sûrya koti samaprabha
Nirvighnam kuru me deva sarvakâryeshhu sarvadâ.*"

* Traduction : O Seigneur à la tête d'éléphant et au grand corps, Toi qui brilles comme mille soleils, je demande Ta protection, pour que ce que j'entreprends puisse aller à son terme sans empêchements.

"Ganesh, ouvre tes oreilles à ta petite souris. Tu es Celui qui détruis toutes les contradictions de la vie "

Mukunda presse la main de la nouvelle veuve. Ouvre les yeux à son tour, puis réconforte la nouvelle veuve d'une pression de la main sur son épaule avant d'attraper et secouer ses bijoux.

"C'était parfait.
Il manquait juste un coup de clochette  avant le discours, les dieux sont très occupés, il ne faut pas hésiter à les interpeller. Mais ca sonnait sincère et émouvant, je suis sur que Tamonash va se réincarner en éléphant. "

D'un pas léger, il s'éloigne pour ramasser quelques brindilles et petites branches pour les caler sous le pantin. Le feu purificateur va pouvoir démarrer.

Ah le coup de clochette ! Se réincarner en... quoi ? En éléphant ? C'est mieux qu'une fourmi, mais tout de même... Lalita secoue la tête un peu déçue, mais bon. C'est sa première fois, niveau prière en impro totale.

Et déjà remise du compliment de Mukunda, elle sourit à Amiya.

"C'est bon, je crois. Je n'ai plus rien à ajouter... "

Elle reprend le briquet déposé dans le sable près d'elle, et allume une brindille. Puis une autre...
Voilà une affaire un peu vite expédiée.

Tranchant résolument avec les tenues blanches, c'est un Guru arc en ciel qui arrive en renouant son dhoti. Les yeux ronds et gros comme son turban, il observe le bûcher qui prend et les différents visages.

Je... J'interromps quelque chose, on... Dirait.

Ca ne sent pas l'époux grillé, mais au contraire, une bonne odeur de bois mêlé à l'encens. C'est peut être le rituel mortuaire le plus joyeux que les trois compères aient jamais vu !
Trois vous dites ? C'est que tout à leurs prières profondes, ils n'ont pas vu arriver le dealer de spiritualité en chef.

Et même si Amiya sourit encore, ce n'est pas un regard pétillant et joyeux qui accueille le Guru du coté de Lalita, mais bien le visage de la gamine pris en faute, qui ne sait pas encore si elle doit pleurer pour attirer la pitié, avouer pour encourager la clémence, ou inventer trèèèèèès vite un gros mensonge pour sauver les fesses de tout le monde.

Elle se retient de justesse de sortir un juron d'étonnement : après tout, il y a un mort qui se fait brûler, un peu de respect, merde. Elle se lève, assez calmement pour saluer le Guru.

"Tu n'interromps rien Shri Shankar. Nous en étions à la toute fin. Tu peux te joindre à nous, si tu veux... "

Ses yeux regardent un instant le barbecue en devenir, avant de regarder Shankar au niveau de ses épaules, histoire de ne pas le fixer.

"Nous ne t'avons rien dit car je ne voulais pas t'ennuyer avec mes propres problèmes. Et surtout, devenir veuve à plein temps, maintenant, à quelques lunes à peine avant l'arrivée à Vertigo, et avant ton mariage aurait donné une image terne de notre culture."

"A vrai dire, j'envisage même de n'être veuve qu'à mi-temps, lorsque je ne suis qu'avec vous. Afin de continuer à porter nos vêtements les plus beaux, et toujours montrer aux autres notre joie de vivre."

Puis, après un silence.

"Aurais-je du t'en parler, avant, tout de même ?"

Le Guru ne répond rien pour l'instant.

Son regard scrute Amiya. Le Sadhu. Revient sur Lalita. Puis retourne encore sur les mêmes visages.

Son dhoti remis à la hâte semble s'obstiner à se dénouer. Puis, faisant un double nœud des plus moches mais des plus solides au niveau de son entrejambe, il s'active. Sortant de sa poche quelques aiguilles d'arbre destinées à chasser l'odeur du cuir, il les jette dans le feu pour en dégager le parfum résineux.

Nous parlerons plus tard. Une averse arrive et elle sera longue. C'est pourquoi je me suis écarté du groupe avant de me retrouver piégé sous la tente. D'ailleurs si vous avez un besoin, ne tardez pas trop.

Mais qui que vous soyez en train de brûler, il faut en finir vite avant la pluie. Sadhu, peut-on reposer le feu sur le brasier avec la torche ?

Son discours décousu trahissait l'agitation de son esprit.
Putain, sérieux, Lalita avait épousé une poupée de chiffon dans son dos, et cette dernière était morte ? Et tout le monde savait sauf lui ?

Quand son futur époux la scrute, Amiya cesse de sourire et baisse les yeux. Elle sait comme il déteste qu'elle lui fasse des cachotteries mais...c'était pour la bonne cause! Alors qu'il s'embrouille dans ses propos, elle devine à quel point cette histoire le perturbe. Comment se sortir de là?

"Shankar...nous ne pouvons accélerer la crémation sans briser le rituel...il faut attendre que le corps brûle, tant pis pour la pluie..."

Elle cherche le regard de Mukunda afin qu'il approuve ses propos...comprendra-t-il?

"Guru, c'est une fête, pour lui et pour moi."

Elle montre d'une main le pantin qui grille paisiblement.
L'enthousiasme l'anime soudain. Peut être a-t-elle envie de détourner la colère du Guru de sa promise. Ou est-elle sincèrement contente que Ganesh ait mis sur le chemin de Shankar ce rituel.

"Le voilà volant vers une nouvelle vie, et moi auprès de vous, me voilà enfin libérée... ! La pluie peut tomber, ce n'est pas si grave... Sois heureux avec moi, Shri Shankar."

"Nous nous protégerons de la pluie un autre jour. Je suis heureuse finalement que tu sois là, avec nous et avec lui. Il se nommait Tamonash."

Le Guru ne semble toujours pas redescendre. Non, il ne s'énerve pas. Mais il panique, il panique au moins autant qu'un électeur républicain texan découvrant le burning man dans son jardin.
Et pour cause, il lui manque bien des épisodes.

Mais... Lali... Tu ne peux pas épouser...
Un bout de bois !

Un regard vers le sadhu. Putain, c'est ton idée, ça encore, non !?