L140: La cabane sur pilotis

Shankar désigne à Kriss les quelques rasmi kebab oranges vifs qui tiédissent gentiment sur la table, et les gambas plus nombreuses. Les samosas furent les premiers à tomber.

Mange, mange, fais de la place que je puisse amener la suite !

Mais son attention est ailleurs. A la ceinture de Romy pend un couteau caractéristique. Ses yeux s'agrandissent. Quand on s'appelle "Singh", on sait ce que c'est. Même quand on vient du Rajasthan, qu'on vi(vai)t au Maharashtra, qu'on a des origines Sindhi et Gujarati, bref, qu'on a dans le sang tout le Nord-Ouest de l'Inde sauf le Punjabi, on SAIT forcément ce que ce poignard signifie.

A Kriss et Romy, avec un regard particulier pour le look de Kriss qu'il n'avait alors jamais noté :

Vous êtes Sikh ?

Ce qui en anglais, est ouvert au quiproquo.

Tu connais les Cure ? Tu connais Ian ?

Elle n'y croit plus. Mais quand même.

Tu connais des chansons d'eux ? Moi je sais jouer un peu du piano. Juste un peu.
Mais c'est toujours des chansons tristes. Après tout Ian s'est pendu, plein de gloire. Sauf qu'il y a toujours une porte. J'aime quand la basse...enfin tu sais quoi. J'aime quand c'est triste, mais qu'il y a une sortie. Ian dans son dernier souffle l'a fait. Et puis les chansons d'amour des Cure. C'est tellement puissant. Si je pouvais recharger mon ipod... Et fermer les yeux sur cette beauté. J'ai toujours Stange Days dans la tête, tu sais.

Elle chuchote le texte
My head falls backs
And the walls crash down
And the sky And the impossible Explode
Held for one moment I remember a song An impression of sound
Then everything is gone Forever
A strange day

Après tout, le Kirpan n'est pas nouée avec l'écharpe traditionnelle et Kriss ne porte aucun turban. A la réflexion, sa question réflexe lui semble conne, plus conne même que les deux réponses réunies, ce qui leur permet au moins de bien s'en tirer à ce niveau là.

Il sourit sans moquerie et désigne le couteau courbe :
Vous savez ce que c'est qu'un Kirpan ? L'un des 5 impératifs d'un Sikh ? Vous voyagez avec peut être le dernier exemplaire ! C'est une religion née dans l'état de mes aïeux, le Penjab, ou les dignitaires prenaient le nom de "Singh" quand ils ne naissaient pas avec. C'est une religion née de la guerre, et qui y a survécu.

A dire vrai, les nouvelles védas sont plus proches du Sikhisme que du Védisme ou de l'Hindouisme...

C'est plus des étoiles, mais des super-amas galactique qu'on peut voir dans ses yeux.

De l'envie, certes, mais l'homme n'esquisse aucun geste d'appropriation envers l'arme, autre que son regard qui semble avoir du mal à s'en décoller, même quand Romy le fixe de ses yeux ou lui dissimule son sujet.

Haan, c'est une arme utile. Symbolique oui, mais qui doit pouvoir servir. Mais ce n'est pas un simple couteau de cuisine. Il doit se porter à la ceinture, et son poids doit te rappeler ce qu'il signifie. Dans le monde d'avant, les Sikhs avaient interdiction formelle de s'en séparer, même dans l'avion, même dans les banques.

Il rappelle la lutte constante que tout Sikh doit livrer : celle contre l'injustice et l'oppression. Celle contre ses propres démons, quand, utilisant les horreurs qu'il a lui même subit, il se met à opprimer les autres.

Il se décale, pour la garder en visuel.

C'est pourquoi il faut le porter avec une ceinture de tissus, et non un harnais trop confortable. C'est aussi pourquoi le fourreau doit être scellé par un fil de soie, et quand on dégaine, réciter une courte prière.

C'est une arme dont on doit se montrer digne, surtout quand le dernier porteur est certainement mort pour s'en détacher.

Son regard revient à nouveau sur Romy et Kriss, bien plus grave cette fois. A croire qu'à défaut de marchander cette arme, il va plutôt les mettre à l'épreuve.

Le voilà qui fronce les sourcils, focalisé sur Kriss, comme si il venait de sortir une énormité. Ce dernier, non content de ne pas marquer de points, vient même d'en perdre sévèrement.

Il hoche la tête, façon "ouais, mange." et concentre tout son regard sur Romy.

Et Shankar de ne pas bouger d'un poil de barbe.

D'abord, parce que de ton propre aveu tu ne sais même pas si tu es Sikh.
Je continue ?

Il croise les bras, et de fait, se met aussi en travers de la bouffe.

Finalement, Lalita trouve que Ajeya n'a pas tant pris de force que ça, ce qui la rassure. Mais n'en dit rien, et se faufile auprès d'Amiya qui fait le service certainement. Elle la suit avec la paille en bouche, sirotant son cocktail.
Sera-t-il aphrodisiaque ? Ce serait dommage tout de même, vu la promiscuité de l'endroit. Un instant, elle envisage de réfléchir à quelles ruses utiliseront Kriss et Romy pour permettre à leur amour de s'exprimer, mais se ravise. C'est vraiment, mais alors vraiment trop inconvenant.

"Et sinon... Que me racontes-tu, Amiya ?" murmure-t-elle.

La colère le quitte. C'est désormais du mépris, une nouveauté chez lui.
L'exprimant assez fort pour être entendu de tous et surtout toutes, et assez en hindi pour être compris de la majorité :

Aand mat kha, sali kutti firengi.

Il enjambe la gamine à la brochette tendue et va en cuisine en grommelant.

Les dreadlocks, le kirpan, les tatouages... Bientôt le hênné sur les mains ? Putains d'occidentaux. Hippies coloniaux...

Il a un rictus, en revenant les mains chargées de "munitions".

Hahaha, je savais que tu adorais être insultée. Mais pas au point d'en redemander.
Sache qu'on n'insulte jamais aussi bien que dans sa langue natale. Et j'ai plutôt bien réussi mon coup. Pas vrai Ajeya ? J'espère que tu t'es bouchée les oreilles. Vous, vous ne pouvez pas. C'est le souci, quand on impose sa langue au monde entier.


Il dépose le plat.

Shankar Singh n'est pas un lâche. Pisse tant que tu veux sur ma culture, je chie sur l'homme, tueur de serpent, qui t'a sauvé la vie. Bon appétit, Firengis.

Ayant déposé son dernier plateau de samosa ici, il s'en va, grattouillant la tête d'Ajeya... Et va plutôt piocher dans les autres.

Shankar laisse pisser au point de ne même pas regarder Kriss qui s'énerve. Mais si il joue les placides ce soir, on sait comment il fonctionne : Lors des guerres d'usure, il la joue force tranquille, comme tout bon Indien. Tigre en bataille, éléphant à la guerre.

Dès demain, les repas servis à tous seront relevés au point de faire toussoter un Bengalais. Ceux ne supportant pas les épices ont tout intérêt à avoir prévu des sandwichs club. Le message est on ne peut plus clair.