L82: Rééducation post-Kali-ptique

Deux semaines se sont écoulées depuis qu'Amiya a eu l'idée merveilleuse, ou catastrophique, de suivre la voix de Kaula et de prier Kali. Depuis, elle a du arrêter le yoga pour ménager sa jambe, elle ne peut plus se purifier seule parce qu'elle a du mal à se plier pour atteindre ses pieds, elle enchaine les infusions et a dû fabriquer un sacré stock d'huiles essentielles pour éviter une infection.

Le traitement a porté ses fruits et elle marche à nouveau sur de courtes distances. Elle réussi à faire quelques corvées, on ne la changera pas, sans que ses plaies se rouvrent et qu'elle se retrouve couchée pour deux jours supplémentaires. Et pourtant, malgré tout le positif, c'est le visage marqué par l'angoisse qu'elle vient trouver Shankar, un soir après le repas.

"Et si je ne pouvais plus danser?"

Tandis qu'il digère en regardant les étoiles, il se redresse et la regarde, soudainement inquiet.

Tu... Tu crois ? Tout ira bien soni. Nous irons doucement. Veux-tu que je joue pour voir ? Doucement d'abord ? Ou est-ce encore trop récent ?

Elle recule d'un pas, comme brusquée.

"Je...je ne sais pas..."

Elle baisse les yeux, fixe le sol. Son sari déchiré et en attente de réparation, comme le temps s'est rafraichit, elle porte un jean et un pull trop grand, loin de ses tenues traditionnelles.

"J'ai peur de ne pas y arriver."

Elle hésite puis vient s'assoir à côté de lui, toujours aussi effrayée.

Il la reçoit, lui ouvrant ses bras et la réconfortant du mieux qu'il peut, quelques instants.

Puis, il se lève.
Reste ici. Ou est ton saree ?

Un léger froncement de sourcil quand il se lève. Un plus franc quand il réclame sa tenue.

"Dans ma valise...pourquoi?"

Elle se lève à son tour, péniblement, ignorant l'ordre.

Il lui repousse l'épaule, la poussant à se rasseoir.

Je ne fouillerai pas, mais je vais le chercher. Je veux le recoudre à tes côtés. Tu t'y remettras doucement. Il faudra surtout réparer ta confiance. Et ça commencera par ton saree. Mais comme je suis manche, tu m'aideras.

Il oscille la tête et se glisse dans la tente.

"Mais je ne veux pas que tu..."

Il est déjà parti. Alors elle l'attend poings sur les hanches, assise. Quand il revient, elle a l'air sévère d'une mère devant l'enfant qui n'écoute rien:

"Je ne veux pas que tu massacres ce sari Shankar! Tu ne sais pas coudre. Je le ferais moi-même, plus tard. Il fait trop froid de toute façon, je ne pourrais pas le porter."

Il fronce les sourcils et vient s'installer.

J'ai appris. Je ne connais pas toutes les coutures, mais tu peux m'apprendre aussi. Guide-moi.

Elle ne se déride pas.

"Non, je ne veux pas. Ce n'est pas à toi de le coudre. Je le ferais moi même, plus tard. Quand j'en aurais besoin."

Pas un regard sur la jupe, qui n'a même pas été nettoyée.

"Pourquoi tu veux le coudre à tout prix? J'en ai emporté d'autres. Ce n'est pas grave s'il est déchiré. ça ne me fera pas guérir plus vite, Shankar..."

Il semble désappointé.

Je pensais que c'était important pour toi. Ces saree, ces vêtements sont tous ce qui reste de joli de nos anciennes vies. Il sera difficile d'en faire de nouveaux. Et j'aimais celui là, voilà. Si tu ne le recouds pas, il va filer.

Comme un miroir, elle n'a plus l'air de comprendre non plus.

"Je vais le faire, d'accord? Correctement, quand je pourrais me pencher dessus. Il sera joli, comme neuf, sans cicatrice."

Elle se mord la lèvre.

Il baisse les yeux.

Tant pis alors.

Il s'allonge, pour regarder encore les étoiles, puis écarte les bras en vue de la recevoir.

Mais elle ne vient pas, décomposée, comme s'il lui avait ordonné de partir. Peut-être n'a-t-elle pas compris son geste?

"Tant...pis..."

A nouveau, la voilà qui se lève et se penche pour...ha non, elle ne se penche pas. ça tire trop. Elle se s’accroupit pas non plus.

"Ma jupe, s'il te plait. Je vais la ranger."

Il se redresse pour la lui tendre, perdu.

Soni, j'ai peur que tu ne parvienne plus à te sentir belle. Alors que tu es la même, en plus forte. Dis-moi comment t'aider.

Elle soupire.

"Si je ne danse plus, ce n'est pas grave. Si mon sari est fichu, ce n'est pas grave."

Elle gratte nerveusement le sang séché sur le tissu.

"Mais ton obsession de vouloir tout réparer, pour que tout soit neuf, lisse, ça me gène. Je ne me sens pas mal, je n'ai pas de regret. Mais j'ai peur du regard que toi, tu poses sur moi. Parce que je ne suis plus parfaite. Parce que je sais l'importance que tu attaches à...l'extérieur."

Il baisse les yeux, percé à jour.

C'est vrai Soni, mais je t'ai épousée. C'est pour d'avantage que tes talents de danseuse ou ta beauté. J'ai peur que tu ne danses plus ou que tu ne te sentes plus belle pour le regard que tu as pour toi même. C'est lui que j'aime par dessus tout. Cette façon que tu as de t'aimer sans orgueil en excès. Cette danse au bord d'une falaise, d'un piège dans lequel je suis tombé. Tellement tombé qu'à présent, je vis pour trouver l'appréciation, la foule, sans quoi je suis paralysé. Ce piège, ce trou que je tente de remonter.

Je ne veux pas que tu te déprécies. Car je serai trop maladroit pour te redonner confiance si tu trébuches. Mais je peux t'aider à ce que tu te gardes en estime.

Elle a l'air franchement surprise.

"Je m'aime? Mais enfin, Shankar, où as-tu vu que je m'aimais?"

"Je me haïssais quand tu m'as rencontré, je me haïssais avant et même après. Je n'ai jamais aimé ce que j'étais, ni ce qu'on avait fait de moi. Si c'était le cas, pourquoi est-ce que je culpabiliserais de tout comme je le fais?"

"Tu te trompes à mon sujet. Tu m'as demandé en mariage au bout de deux semaines, pas parce que tu me connaissais, tu ne savais rien de moi. Parce que j'étais jolie, docile, indienne. Parce que j'étais l'épouse idéale à avoir en public. C'est tout. Peut-être que les choses ont changé aujourd'hui, mais ne mélange pas tout."

"Je ne me déprécie pas. Rassures toi. Par contre, toi? Est-ce que tu ne le ferais pas? Est-ce que je ne terni pas l'image que tu as de toi même? Que les autres ont de toi? Tu as toujours caché à tout le monde le moindre de mes défauts, au point que j'ai fini par blesser Vasco, lors d'une crise. Si les gens avaient su, tant de problèmes auraient été évités. Mais tu es comme ça, tu enfouis les imperfections."

"Tu n'as pas peur de ne pouvoir me redonner confiance. Tu as peur de perdre ta confiance en toi si je perds mon assurance."

Il fronce les sourcils.

Je t'ai épousée car tu m'as flanqué par terre. Une indienne docile aurait fait ça ? Je l'ai fait parce que tu avais la robustesse dans ton regard de celle qui ne regrette pas. Toi aussi tu cachais tes défauts, tes fissures. Mais tu gardais quand même cette estime de toi malgré cela.

Non je n'ai pas parlé de ça, car c'était à toi de le faire. Si tu ne le voulais pas, c'est que tu avais honte. Alors je ne voulais pas te mettre dans l'embarras. Ma faute a été de ne pas assez bien t'attacher. Pas d'éviter de te mettre la honte.

Je ne suis pas un chef cosmétique. C'est toi qui te trompe. Si tu dis vrai, tu n'aurais jamais acceptée d'être mariée à un tel homme pour de telles raisons.

Elle rit à moitié.

"Pas un chef cosmétique? Tu médites en faisant des pompes! Et bien sur que je t'ai flanqué par terre, tu es un prédateur, si je me laissais faire je n'aurais été qu'une parmi tant d'autre sur ton tableau de chasse. Il fallait bien que je préserve le peu de dignité qu'il me reste!"

Un sourire, cette fois.

"Je n'ai rien dit parce que je pensais que tu voulais le cacher. Moi, je m'en fiche bien qu'on sache. Je vis comme ça depuis neufs ans maintenant."

"Alors, ça te gène que je ne danse pas, que j'ai un sari déchiré et deux balafres qui cicatrisent pas très bien? Ou tu t'en fiches?"

Il se vexe d'avantage.

Je ne fais pas que des pompes. Je fais tous les exercices. C'est important de travailler son corps. Connaître ses limites. En faire un outil affûté au service des siens. Oui, je médite en faisant cela. Je cherche Shivatom en moi. Comme toi en faisant du Yoga, sauf que je n'ai pas ta souplesse.

Non, cela ne me gêne pas, du moment que tu arrives à t'épanouir. Tu y arriveras sans ça ?

Elle hausse les épaules.

"Peut-être. Nous verrons. Tu arrêterais ton sport en même temps que moi? Pour m'accompagner. Et pour prouver que tu n'es pas qu'un Playboy. Tu reprendras au même rythme que moi."

Le grand retour de son soupire provocateur. Nouveau défi?

Ses épaules tombent un peu.

Ni Guru, ni guerrier ?

"Je n'ai pas dit que tu ne serais pas guru."

Elle soupire.

"C'est si important que ça pour toi, la forme physique? Comment veux-tu que je ne complexe pas?"

Moi je l'ai décidé. Je ne serai plus Guru. Il ne me reste plus que ça, la lutte.

Tu n'as pas à complexer de ne plus danser. Je ne fais pas ça pour le complexe mais pour la survie.

Il semble ne pas comprendre.

Elle le regarde comme s'il était stupide. Non mais vraiment, c'est si compliqué?

"Il ne te reste que la lutte, parce que tu l'as décidé. Il y a encore des milliers de choses que tu peux faire et tu t'es fermé toutes les portes tout seul."

Un soupire de plus.

"Oublie la danse, ce n'est pas le fond du problème. Mon complexe, c'est toi. Toi et ton culte du corps et des apparences. Je me sens juste faible, ridicule, inutile à côté de toi. Parce que je suis assistée, parce que je ne peux plus partager ces heures de méditations avec toi, parce que...je ne peux plus partager tout ça. C'est temporaire, j'espère. Mais en attendant, ça m'aiderait de me sentir soutenue, d'avoir l'impression que ce n'est pas grave, que je ne suis pas un poids à trainer."