L58: Sous les combles de l'hôtel

En fin d'après-midi, Amiya vient trouver sa soeur.

"Lalita? J'ai trouvé le chemin du grenier, veux-tu venir jeter un coup d'oeil avec moi? Ce n'est pas très propre, mais je suis sûre que les grandes malles de Vertigo renferment bien des secrets!"

Elle bat des cils pour inciter un "oui". Viendra-t-elle de son plein gré? En tout cas, la main de l'indienne est tendue, il suffit de la prendre...

Lalita est en train de repasser sur les traits de dessins de ses mains, bien assise sur un lit du dortoir.

Elle pense, en chantant l'air de la prière à Ganesha.

Bientôt il sera temps de quitter ce confort, et se rassembler autour d'une vie moins facile, plus spirituelle. La chaleur nouvelle annonce un chemin pénible, mais qui resserrera sûrement les liens du groupe. Ou les brisera.

Vêtue de blanc, dénuée de bijou et de grelot, elle lève son regard paisible sur sa soeur qui semble lui proposer une aventure des plus divertissante. Elle accueille l'idée avec un grand sourire, et refermant son stylo, elle se lève pour la rejoindre.

"Justement, j'ai des courses à faire avant de repartir..."

Puis elle dépose son index tendu sur ses propres lèvres. Un nouveau secret semble naître entre elles.

Un secret? Amiya adooooooore les secrets! Elle attrape la main de Lalita et l'entraine dans les couloirs, un peu vite c'est vrai, mais il faut bien ça pour que personne ne les arrête ou ne les suive!

Elles grinpes des escaliers, toujours plus, toujours plus haut dans les étages de l'hôtel. Et au plus haut, Amiya guide son amie devant une des chambres inoccupée. La porte de celle-ci est fermée et la jeune mariée s'arrête, tire une des épingles qui nouent son chignon et crochète la serrure.

Assez vite, un petit clic se fait entendre, Amiya ouvre la porte, tire Lali avec elle et s'empresse de refermer!

Là, une grande pièce avec des meubles recouverts par des draps blancs.

"J'ai repéré des coffres ici, et s'il n'y a rien, regarde!"

Elle montre du doigt un trou dans le plafond. Un meuble, couvert d'un drap taché de traces de petits pieds, est déjà disposé en dessous.

"Il y a aussi des trucs là haut, mais c'est un peu plus moisi..."

Elle sourit.

"Alors, es-tu prête à discuter avec moi cette fois? Il y a tant de chose que j'aimerais que nous partagions..."

La souris s'est surtout attardée à l'extérieur du manoir pendant son séjour. Et c'est un visage émerveillé qui accueille les "fouineries" de sa soeur, elle applaudirait presque. Sauf qu'il s'agit de ne pas être entendue.
Elle se contente de joindre les mains, très excitée par tous ces coffres à forcer, et ce plafond persillé de champignons.

"Tu peux tout me dire Amiya, tu le sais, je te l'ai déjà dit..."

Et elle plie un genou au sol pour ouvrir un coffre ayant appartenu peut être au magicien fantôme.

Amiya s'attaque à une armoire. A nouveau, elle utilise son épingle pour en forcer la serrure. A l'intérieur, des houses renferment des costumes pour homme qui ont dû être hors de prix. Et déjà, la bonne épouse cherche une veste à la taille de Shankar: les nuits sont froides dans le désert.

"Non, c'est faux, je ne peux pas tout te dire. J'aimerais, vraiment. Mais je ne peux pas. Car toi, tu ne me dis rien. Sans dialogue, sans échange, une confidence n'est pas intéressante. J'ai peur de te parler, j'ai peur de te gêner. J'ai peur de ton innocence, ou de celle que tu affiches.

Je me suis rendue compte de certaines choses, Lalita. Je les ai vu, je les ai comprise. Je suis triste que tu ne m'en parles pas. Ne suis-je pas digne de confiance? Allons nous nous cacher toute notre vie? Est-ce comme ça que tout se passe, nous affrontons nos doutes, nos questions, nos vies seules alors que nous avons des amies devant nous?"

Elle secoue la tête puis soupire, tout en tirant un manteau de fourrure de son emballage. C'est du vrai. Si Shankar ne le porte pas, elle en fera un oreiller tout doux!

Le coffre ne se laisse pas si facilement ouvrir, elle est obligée de forcer alors que Amiya déverse ses griefs contre son amie trop silencieuse. Sentant ses mains faiblir, elle laisse tranquille le résistant.

"Je ne t'ai rien dit, et pourtant tu étais là quand je vous ai parlé à tous les deux de ce que contenait mon coeur... Ce trésor précieux, ce joyaux si fragile, si beau, si délicat... Enfermé... Je pensais que tu comprendrais... C'était ma façon d'avouer combien je suis comblée... Combien j'aime..."

L'émotion altère sa voix. Elle ferme les yeux et incline le visage vers le bas, les épaules courbées.

"Je ne voulais pas te blesser... J'ai été maladroite, pardonne moi, Amiya..."

Amiya s'approche, le manteau dans les bras.

"Ce n'est pas grave. Mais maintenant, dis moi ce qui se passe. Es-tu amoureuse? T'amuses-tu? Es-tu traitée convenablement? Je m'inquiète pour toi..."

Dit celle dont le corps ne cesse d'être bleuit par son époux...

"Raconte moi ton histoire, tu veux bien?"

Elle jette un coup d'oeil au coffre. Il va falloir trouver un pied de biche ou un truc dans le genre...

"Je ne sais pas raconter ce genre de chose... Je n'ai pas réussi à prendre du recul encore... Je n'ai pas de quoi comparer..."

Toujours prostrée, elle se tourne pour s'asseoir au sol en s'adossant au coffre.
Elle se met à parler lentement, elle cherche ses mots.

"Je sais simplement que ça n'a rien à voir avec l'attirance poisseuse des hommes de mon ancien quartier pour les femmes qui marchaient sans époux... Que ça n'a rien à voir avec l'amour fraternel de Tamonash ou l'amour d'un père pour sa fille..."

Elle marque une pause en penchant la tête vers le coté, un sourire rêveur s'étire.

"Je ne soupçonnais pas que ressentir de tels sentiments était possible."

"Je sais juste que je veux que ça dure... même au delà de mon dernier souffle..."

"...Et ce sentiment de voler toujours un peu plus haut à chacun de ses regards, qu'ils soient furtifs ou appuyés... Cette peur aussi de ne pas être à la hauteur, cette peur me pousse à connaitre le monde plutôt que de rester enfermée dans mon monde si étroit et si morne... Malgré lui, il me pousse à grandir, à m'ouvrir à l'univers pour toujours lui plaire, sans jamais le lasser..."

Elle lève des yeux humides vers Amiya, son sourire est plus doux maintenant, consolé d'avoir pu enfin montrer ce trésor à sa soeur.

Elle est amoureuse. Amiya est partagée: d'un côté, la voir comme ça lui donne des ailes, son bonheur est contagieux, elle a envie de chanter et de danser. De l'autre...elle a vraiment des gouts pourris...elle aurait pu trouver tellement mieux!

Le débat intérieur dure un peu, mais finalement, la force de l'amour l'emporte. Ce qui n'est guère étonnant, puisque Shahrukh Khan l'a dit et répété quand le cinéma indien existait encore. Un vrai prophète, Ténébro peut se rhabiller!

"Je suis heureuse pour toi, sincèrement."

Elle dépose un baiser sur son front.

"Que Parvati et Kama veillent sur toi et qu'ils te guident vers leurs jardins d'amour et de désir...je garderais ton secret. Sois-en certaine."

Et puis, tapotant sur le coffre.

"On lui fait sa fête? Je suis sûre que lui aussi, a des trucs à nous révéler!"

Même pas une question croustillante à poser ? Le discours si innocent de Lalita semble avoir convaincu Amiya que l'amour qu'elle vit est chaste, plein de licornes et de chats arc-en-ciel qui crottent des bonbons fraise.

Et bien, que dire... A part : tant mieux. Car toute aussi grande qu'elle soit, la gamine n'est pas vraiment prête à parler du comment et du pourquoi de la bouteille de lait. Et surtout de ce que fait Tenebro quand ils débouchent cette dernière.

"Hm..." se gratte-t-elle la gorge pourtant.

"Et toi... Je veux dire... Tu ne voulais rien me dire...?"

Elle perd pas le nord.

Bon, la fouille, c'est pour plus tard. Pour une fois que Lalita veut parler...il est hors de question de remettre la discussion à plus tard! Elle s'installe en tailleur, face à elle.

"Lalita, j'ai tellement de question depuis si longtemps...je ne sais même plus comment les poser. Tu sais, je viens de me marier une seconde fois, c'est quand même énorme! Et tout est si différent...je me demande si je dois changer. Je m'occupais de vous, chaque jour. Mais aujourd'hui, est-ce que je suis censée continuer? Est-ce que je ne dois pas me consacrer à Shankar? J'étais une veuve, je suis à nouveau une épouse. Dans ce sens, comment ça marche? Quels sont les ordres?"

Elle se mord la lèvre.

"Et...si l'on suit le schéma...est-ce que...je vais porter la vie, comme Nola, sur une terre désolée? Sans avoir retrouvé Abhilasha? Je suis tranquille pour le moment mais...je sais qu'un jour...ça risque d'arriver...Shankar veut une famille, pas maintenant mais...un jour. Il me l'a dit. Et je n'ai pas pu le lui refuser..."

Elle baisse les yeux...

Ces questions, dans un autre contexte, n'aurait peut être pas autant accablé Amiya. Aussi, Lalita met un certain temps à analyser le sens de ses craintes. Et en attendant de trouver une réponse, elle pose une main sur son genou pour la réconforter.

"Ce sont des questions qu'on aborde avec son mari... "

"Mais si c'est mon avis que tu souhaites..."

"A travers ce mariage, tu es devenue épouse et mère. Epouse du Guru, et donc aussi notre Parvati... La matriarche ? Ce sera peut être difficile et fatigant, mais les femmes sont là pour t'aider. Laisse moi les taches ménagères par exemple !"

"Pour ce qui est d'avoir un enfant... Tu peux enfanter... Nous t'aiderons toutes dans ce cas. Et quand nous retrouverons Abhilasha, où qu'elle puisse être, elle sera heureuse de rencontrer ses frères et ses soeurs... Une immense famille où grandir et vivre en sécurité."

"Ne t'en fais pas Amiya. Je te souhaite de pouvoir donner la vie à nouveau. Compte sur moi pour être à tes cotés, je te soutiendrai."

Sa voix se fait toute petite.

"ça me fait peur tout ça..."

Elle tente de sourire quand même.

"J'avais tellement hâte que je n'ai pas réfléchis à tout! J'ai du mal à parler d'Abhi avec Shankar. Il veut la retrouver mais...je ne sais pas...il dit toujours que je ne dois pas être rongée par mon passé...que je ne dois pas m'y enfermer ou quelque chose comme ça...alors, je n'ose plus lui en parler!"

"Alors... Alors, parle-moi d'elle. Rien qu'à moi. Un espace pour parler du passé. Ensuite, tu referas le vide en toi... Ensuite, tu avanceras de nouveau... "

"Je ne peux que te proposer cette solution pour le moment..."

"En attendant, peut être que Shankar devrait lui-même adopter Ajeya. Ainsi, vous aurez tous les deux votre propre enfant à aimer... Ce ne sera pas une complète égalité, mais pour Shankar, ce sera une expérience qui le rapprochera de toi... Peut être qu'il te comprendra mieux, quand il s'attachera à cette enfant... "

"Elle est en âge d'avoir un père, de toutes façons... Si Shankar refuse, un autre homme pourra le faire..."

Amiya éclate de rire.

"Shankar papa...j'ai vraiment du mal à l'imaginer!"

Et puis, plus sérieusement.

"Je n'ai pas envie de parler d'Abhi maintenant, mais plus tard, je viendrais te voir. Peut-être la nuit, suite à un cauchemars, j'en fais souvent. Si tu n'es pas trop...occupée!"

Un clin d'oeil plein de malice.

"C'est quel genre de rituel, ceux du sadhu?"

Nous y voilà!

Elle ne comprend pas bien pourquoi Amiya rit à l'évocation de faire de Shankar un père aussi. Lalita semble pourtant sincèrement croire que cela soit possible, aussi, elle fait une moue d'incompréhension...
...Qui se transforme vite en honte rouge, cachée derrière ses mains.

"Non nonononon..." répète-t-elle la voix étouffée par son masque manuel.

"Ne me demande pas cela... Je ne peux pas... Je ne peux pas raconter ça... "

"D'accord..."

A la réaction de Lalita, elle a déjà plus ou moins sa réponse de toute façon. Les détails...elle les obtiendra quand sa soeur sera prête à en parler!

"Et toi, tu...tu voudrais te remarier? Ou être maman?"

Une fois de plus, elle scrute le visage de son amie. Qu'y verra-t-elle?

Elle finit par retirer ses mains de son visage, lentement. Puis machinalement jouer avec les plis de sa jupe. Les froisser, puis les défroisser.

"En fait, je suis heureuse comme ça. Avec vous tous, veuve et sans enfant. En tant que veuve, je resterai la femme avec qui personne ne voudra se marier, et ça me va."

Elle lui sourit timidement, et se tourne d'un coup vers le coffre. Bien décidée à ouvrir ce dernier.

"N'en sois pas si sûre...les choses ont changé, regarde moi!"

Amiya s'amuse beaucoup des réactions de son amie, qu'elle trouve vraiment trop mignonne. Mais le jeu du chat et de la souris est terminée et il y a ce mystérieux coffre là...pour aider Lalita, l'indienne se lève et avec elle, tire, pousse soulève de toute ses forces! Jusqu'à ce que le couvercle, trop vieux pour leur résister bien longtemps, cède dans un grand fracas et un beau nuage de poussière...

"Kof kof"

Elle se recule.

"Alors...kof...c'est quoi?"

Lalita se penche au dessus de ces trésors d'une autre époque.

Elle en sort un panier rempli de jouets en mauvais état. Des jouets très anciens, peut être dans années 50. Elle dépose le panier sur le coté, elles pourront l'examiner après.

"Voilà de quoi amuser les plus jeunes Om..."

Une boite à bijoux, remplie de colliers oxydés, les chaines sont parfois brisées. Un grand sourire illumine son visage, elle la pose à coté des jouets.

De vieux cahiers d'écriture, ayant sûrement appartenu à un enfant. Ils ont du prendre l'eau, les mots sont dilués et impossible à déchiffrer.

"Toi c'est différent... Tu es amoureuse de ton mari... "

Elle s'approche, regarde le contenu de la malle puis se détourne. Ses affaires d'enfants, dans un tel état... c'est trop dur pour elle. Elle préfère se diriger vers un autre meuble mystère, tire le drap qui le couvre et révèle une commode.

"Oui, je l'aime, c'est vrai. Tu parles comme si toi, tu ne pouvais tomber amoureuse...est-ce le cas?"

Elle ouvre le premier tiroir. Des chaussettes, chic! Elle en déplie une paire pour en deviner la taille...

"Mais... "

Soudain, elle se demande si Amiya a compris ce qui lie Lalita à Mukunda. Après tout, elle-même a du mal à décrire ce qu'il se passe entre eux. C'est si étrange...

"Peut être suis-je tombée amoureuse de Mukunda dans les souterrains... Mais depuis le premier rituel, je ne peux plus t'assurer que ce soit encore le cas... "

Son ton est humble, et sa voix basse.

"Je ressens des émotions bien plus fortes... C'est pour cela que je ne préfère pas trop en parler aussi... J'aurais peur de mal traduire la vérité... C'est au delà de tout ce à quoi j'ai pu rêver... Au delà... de... C'est... "


Elle s'arrête là, et essaie de ne plus y penser en se replongeant dans l'inspection du contenu du coffre.

Pour Lalita, cette malle est pleine de trésors sans connotation pénible. Elle reste devant à déballer des petits objets qui semblent sans intérêt sauf pour leur propriétaire disparu.