L 46 - Il est l'heure de se lever !

Cette nuit, les deux femmes dorment ensemble dans la cabane. Du moins, elles s'y sont endormies en même temps.
Mais lorsque Amiya s'est assoupie, quand son souffle s'est apaisé et a pris un rythme ment et profond, Lalita s'est levée et est sortie sans faire de bruit.
C'est au bout de deux heures, ou un peu plus, qu'elle revient, pour doucement caresser la joue et l'épaule de sa soeur, et enfin l'éveiller.

"Shhh... Amiya... J'ai une surprise pour toi..."

Non Lalita ne s'étonne pas vraiment. Du moins pas suffisamment pour qu'une question sorte de sa bouche. Certains pourraient dire qu'elle s'adonne à la politique de l'autruche, laissant Amiya user de ses nuits et de son corps pour calmer le Guru. Mais du point de vue de Lalita, c'est surtout une manière de ne pas s'immiscer dans la vie de sa soeur, respecter ses choix. Même les pires.
Quand on tient à sa propre liberté, on n'est pas du genre à critiquer celle des autres.

Alors, prenant la main délicate de la fiancée, elle la guide à travers les sombres chemins bordés de gravas et de déchets. Elle l'emmène dans un endroit faiblement éclairé par des bougies fondant à même le sol, où trônent un grand matelas presque horizontal, formé de strates de mousses et de coussins. Des draps et des tentures le recouvrent.

Du thé chaud fume sur un petit bidon, une naan à partager repose juste à coté.

"Assied-toi, je ne pourrais pas perpétrer tous les rites habituels du mariage, mais nous pouvons en inventer d'autres... Ce n'est pas le problème..."

Elle fait le service.

"Mais avant de commencer... J'aimerai savoir si ce mariage est vraiment ce que tu veux. Même si cela me regarde assez peu, c'est vrai... "

Amiya s'installe, confiante. Son air devient tout de même plus sérieux quand elle entend la question.

"Lalita, cette question te regarde directement. Car si je n'épouse pas Shankar, je sais que dans un mois à peine, il tentera sa chance avec toi. Et avec toutes celles qu'il croisera."

Elle sourit tout de même.

"Ne t'inquiète pas, je veux l'épouser. Malgré tous les défauts que tu peux lui trouver, il a des qualités qui feront de lui un bon mari. Je sais qu'on s'entendra et qu'à nous deux, nous ferons non seulement un bon couple, mais également de bons guides.
Lui restera notre guru, celui du groupe et des hommes. Il prendra les décisions qui nous concernent tous. Moi, j'aurais la charge des femmes et je pourrais m'assurer que toi et qu'Ajeya ne manquiez de rien. Vous pourrez vous épanouir en toute impunité, comme vous l'entendez, car toutes vos fautes seront les miennes."

Elle ouvre les bras, mains vers le haut, comme pour recevoir un don du ciel.

"Et puis, même si ça n'était pas le cas, j'ai été mariée 8 ans à un homme que mes parents ont choisi. J'ai l'habitude, cela ne me gène pas. C'est même le seul domaine où je suis vraiment efficace. Et c'est toujours mieux que la vie que je mène depuis que mon premier mari nous a quitté, crois moi."

Elle lui offre une tasse fumante de thé.

"Ca ne m'inquiète pas, car je sais que je ne ferai pas beaucoup de bêtises... Tu n'auras pas trop de coups à cause de moi... "

Sa tentative d'humour n'est pas très convaincante, pourtant, elle est bien sincère. Ou est-ce sa promesse à Ganesh qui l'oblige à arrondir ses accusations.

"Mais... Sommes-nous vraiment obligées de te faire vivre ça à nouveau ? Le monde a sûrement changé, même en surface. Ca se trouve, nous pourrions nous fondre là-haut de manière anonyme, sans que tu sois obligée d'être la bonne épouse d'un homme violent."

"J'ai remarqué qu'il avait une intelligence hors norme. C'est vrai. Mais j'ai vu aussi les marques qu'il te fait... Très certainement des marques d'amour passionné..."

"Je ne sais pas par quel bout commencer pour t'expliquer que bientôt nous serons en surface, et nous pourrons étudier le monde tel qu'il est devenu. Nous pourrons étudier nos chances d'avoir un avenir meilleur ou pire... Tu pourrais reculer encore de quelques lunes ton mariage... Pour être sûres... Sûres qu'il n'existe aucune autre meilleure solution pour nous."

"Car une fois l'union célébrée... Il sera pénible et dangereux de la briser..."

"Qu'en penses-tu ?"

Elle prend un air plus grave, et sa voix devient un murmure.

"J'en pense que depuis ce jour-là, j'ai vécu dehors. Sais-tu comment une femme seule survit dans un tel monde Lalita? Où étais-tu depuis ce jour là? Moi, j'ai parcouru l'Inde entière à la recherche de ma fille. Et regarde moi bien. J'ai été violée. J'ai été battue. Je me suis prostituée pour pouvoir manger un demi-repas. Alors crois-moi, je suis bien heureuse de voir une fin à tout cela. Le monde dehors, je le connais et je préfère y être avec vous, je préfère y être mariée et en sécurité."

Elle reprend son air bienveillant.

"Et Shankar, s'il est parfois un peu brusque, ne sera jamais violent avec moi. Que ça soit clair Lalita, c'est un homme bon, quoique un peu excentrique. Tu peux avoir confiance en lui autant qu'en moi."

Alors elle acquiesce, et sourit plus librement maintenant.

"Du moment que tu es heureuse... C'est le plus important. Car comme tu le dis, je n'ai pas idée de ce que tu as pu vivre. Je ne le saurais sûrement jamais. Je ne voulais pas juger tes choix, juste être certaine que tu seras heureuse."

"Et ça m'en a tout l'air."

Elle boit quelques gorgées de son thé qui a refroidi.

"Bon... Je n'ai rien à fumer, ni à boire... J'ai juste un peu de plastique à fondre, et des jeux stupides pour que nous puissions passer une nuit mémorable toutes les deux."

Elle montre un stylo à point fine.

"Ensuite, demain, je m'occuperai de dessiner sur tes mains et tes pieds... Pas vu de Henné dans le coin..."

"Et enfin, je pourrais finir ta tenue pour la cérémonie... Te coiffer... Te serrer fort dans mes bras pour te porter chance... Parce que je me sens en veine en ce moment."

Elle se détend à nouveau, attrape sa tasse et la boit d'une traite.

"Soit, je te suis, fabrique nous de nouvelles traditions. Du plastique et des jeux, des tatouages qui bavent si j'ose prendre un bain, ça a l'air marrant. Dis moi juste pourquoi tu te sens en veine, je ne t'ai pas vu sauter de joie ces derniers temps. Qu'elle est donc ta chance? Tu m'intrigues."

"Je suis en vie. Ma jambe va mieux. Vous semblez tous formidables, même si je ne le montre pas... Je ne sais pas montrer... Pas encore... "

"Non satisfaits d'être parmi les élus, nous allons même vous unir..."

"La vie continue."

"Et je ne suis plus seule..."

Elle montre une plaque de métal de petite surface, sur laquelle une poudre de plastique broyé scintille. Puis se saisit d'une pince pour soulever la plaque au dessus de quelques flammes de bougies.

"Alors... Amiya..."

Sourire espiègle.

"Action ou vérité ?"

Chouette, la voilà de retour à l'école. L'air ravie, elle répond:

"Tu oublies le chiche, mais tant pis. Action!"

Même pas peur!

"Tu es douée en dessin ?"

"J'espère, car tu vas devoir taguer sur un de nos murs un dessin de Shankar et inscrire à coté un poème en l'honneur de ton engagement envers lui..."

Le plastique se met à fondre, dégageant une odeur à décoller les neurones de leurs synapses.

"Allez... on se donne un peu de courage... ? A toi l'honneur, ma soeur..."

Le sourire d'amiya s'élargit de plus belle.

"Je me débrouille. Le poème doit-il être de moi?"

Et en attendant la réponse, voilà qu'elle se penche vers le plastique. Le doigt sur sa narine droite, elle inspire profondément de la gauche et ferme les yeux. Lorsqu'elle se redresse, elle les rouvre en grand.

"Ouaaaaaaaa!"

"Disons que tu as le droit d'adapter un chef d'oeuvre aux circonstances pour qu'on puisse vite passer à la suite..."

Au tour de Lalita d'imperméabiliser une de ses cloisons nasales. Snnnniiiirrrrfllll.

"Oh... waow..."

Elle repose le bouillon noir et fumant, pour mieux en apprécier l'effet.

"Nous... Nous y reviendrons après..." en désignant la plaque de métal. "Allons immortaliser cette nuit, sur le plus beau des murs de ce trou à rats... Je te suis..."

Elle se lève et lui tend un seau rempli d'une mixture noire et liquide, suffisamment épaisse pour ne pas trop dégouliner tartinée sur un mur.

"Peinture rupestre à la main !"

"T'as trouvé du pétrole?"


Et puis elle se lève, tanguant un peu et attrape le sceau.


"Je vais tartiner le mur du dortoir des hommes. Chut Lalita. Faut pas se faire pincer."


Et elle avance en zig-zag vers sa destination. Devant le quartier des hommes, elle se place à côté de la porte. Ho, elle pourrait contourner le bâtiment, mais la tête lui tourne un peu et ses neurones sont temporairement décrochés. Elle chuchote:

"Pinceau?"

Bon...Amiya trempe la main dans le sceau et commence à dessiner. Un bonhomme baton, avec une sacrée moustache, un champignon sur la tête. C'est pas beau du tout, il faut dire qu'à la main et dans son état, elle aura du mal à faire quelque chose de joli.



Et puis, quand elle a finit son oeuvre, elle passe de l'autre côté de la porte pour écrire son poème:

Suraj hua maddham
Le soleil a faibli
Chaand jalne laga
La lune s’est enflammée
Aasmaan yeh hai kyon pighalne laga
Pourquoi le ciel a-t-il commencé à fondre
Main thehra raha
Je me tenais debout
Zameen chalne lagi
La terre a commencé à bouger
Dhadka yeh dil
Mon cœur s’est mis à battre
Saans thamne lagi
Mon souffle s’est arrêté
Oh kya yeh mera pehla pehla pyaar hai
Oh, est-ce mon premier amour ?


Hai khoobsurat yeh pal
Cet instant est si beau
Sab kuch raha hai badal
Tout est en train de changer
Sapne haqeeqat mein Jo dhal rahe hai
Mes rêves deviennent réalité
Kya sadiyon se puraana
Hai Rishtaa yeh hamaara
Notre lien est-il vieux de 100 ans ?
Ke jis tarha tumse
Comme cette fois-ci
Hum mil rahe hai
Nous nous rencontrerons encore et encore
Yunhi rahe har dam pyaar ka mausam
La saison de l’amour reviendra encore et encore comme ceci
Yunhi milo humse tum janam janam
Viens à moi ainsi, vies après vies

Tere hi rang se yun main
Il n’y a que ta gaîté
To rangeen hoon sanam
Pour me rendre joyeuse, mon amour
Paake tujhe
Je t’ai gagnée
khud se hi kho rahi hoon sanam
Mais je me perds moi-même, mon amour
O maahiya, ve tere ishq mein haan doobke
Ô mon chéri, me noyant dans ton amour
Paar main ho rahi hoon sanam
Je deviens la rive, mon amour
Saagar hua pyaasa
L’océan a soif
Raat jagne lagi
La nuit a commencé à s’éveiller
Sholon ke dil mein
Même dans les flammes de mon cœur

Bhi aag jalne lagi
Un feu a commencé à s’allumer
Main thehri rahi
Je me tenais debout
Zameen chalne lagi
La terre a commencé à bouger
Dhadka yeh dil
Mon cœur s’est mis à battre
Saans thamne lagi
Mon souffle s’est arrêté
Oh kya yeh mera pehla pehla pyaar hai
Oh, est-ce mon premier amour ?


Puis elle se tourne vers Lalita, fière d'elle. Elle l'approche et pose son pouce enduit de peinture sur son front, y laissant un point noir. Souriante, elle montre le puits. Elle a besoin de se laver les mains et vu l'air tourmenté de Lalita, un peu d'eau fraiche lui fera du bien...

Lalita se lève, dépitée par cette magnifique déclaration d'amour.

"Oh... Mais en réalité, tu l'aimes ? Pourquoi ne pas me l'avoir dit tout de suite ...? Tu n'as pas besoin de toutes ces excuses pour accepter ce mariage dans ce cas... Surtout que... Entre nous, c'est contre nature de féconder toutes les femmes d'un groupe qui a pour ambition de repeupler le Nouveau Monde... Il ne m'aurait pas touchée... "

Déambulant sur les pas de Amiya, elle continue tout en chuchotant pour ne réveiller personne.

"Je ne me suis jamais inquiétée à ce sujet... Depuis que je vous ai rejoint... Bref... Il n'y a pas de honte à aimer son fiancé... C'est même... Une bonne chose..."

Elle sourit, lui murmure à l'oreille.

"Crois moi, je ne l'aimais pas au début. C'est venu avec le temps, à force de le découvrir, je m'y suis attachée. La raison que je t'ai donné est la bonne, c'est celle qu'il a depuis le début. Je crois qu'il pense toujours que je l'épouse par intérêt."

Elle s'arrête et se retourne vers son oeuvre qui bave sur le quartier général et pose les mains sur ses hanches. Zut, son sari déjà déchiré vient de finir définitivement sa vie.

"Enfin, je pense qu'il comprendra que j'ai changé d'avis maintenant, s'il ne s'en était pas rendu compte..."

Puis se tournant vers Lalita, comme si elle détenait la réponse à tout.

"Tu crois qu'il m'aime aussi? Et si ce n'est pas le cas, qu'est-ce que je suis censée faire? Comment va-t-il réagir? Je ferais mieux d'effacer ça..."

Et elle replonge les mains dans le sceau, les deux cette fois, rebrousse chemin et s'apprête à repeindre le mur en noir pour cacher son poème. Ce n'est qu'en posant les mains au milieu d'une phrase qu'elle se rend compte qu'il suffisait de lancer le contenu du sceau sur la paroi, alors elle fait de grands signe à son amie pour qu'elle lui rapporte le pot, éclaboussant tout ce qui se trouve à moins d'un mètre d'elle de peinture. Elle comprise...

Des bruits de pas semblent se rapprocher, amplifiés par l'écho des souterrains. A la lueur du néon, projeté sur une tenture non loin, l'ombre champignonesque du Guru semble en approche, cherchant quelque chose ou quelqu'un.

Lalita se met à rire malgré son pénible mal de crâne. Amiya semble être le spectacle le plus comique qu'elle ait connu depuis des années, elle se bidonne à s'en faire mal aux abdos.

"Hoohhohoho... Courageuse !... Hohohoooo... Regarde toi... Et regarde le mur... Il va falloir inventer un superbe mensonge... Oh.ohohooo... Quelqu'un arrive... Viens ! Partons ! Tant pis !"

Elle lui attrape la main pleine de cette mélasse, et tente de l'attirer dans le petit havre qu'elle leur a décoré pour continuer la nuit. Une autre manière aussi de l'empêcher de détruire son oeuvre.

"J'hésite... Si c'est une action pas trop douloureuse... Je veux bien ! Sinon... Vérité !"

Lalita a des yeux plissés par les tambourins qui cognent les parois de son crâne. Elle se masse les paupières et se met du Khol aussi bien qu'un panda. C'est beau la gente féminine made in India. Heureusement, ce n'est pas la lumière du jour dans ces tunnels qui trahirait sa fatigue.

"Je dessinerai sur tes mains une autre fois par contre..."

Elle écrase à nouveau un rire fou derrière sa main.

"Oh oui, protégeons Ténébro du mauvais oeil... "

Elle rigolait moins quand Ténébro se faisait décharner. Mais c'est assez loin tout ça... Enfin presque...
Alors, elle se met en route, à la recherche du crâne sacré...