Princesse racaille

Au bas du pont et à deux pas de l'eau, Junko observait derrière ses "libellules" les environs.
Là le cadavre d'un ragondin pelé, gonflé de gaz et porté par le courant tranquille, ici sa belle robe en dentelle blanche qui flottait au vent, accrochée à un entrelacs de ferrailles jaillissant d'une énorme plaque en béton. Humide d'un bref lavage, d'épaisses tâches de sang régnaient encore en maîtresses sur le tissu jadis uni.  

Accroupie à l'asiatique petons à plat, installés confortablement dans ses Converses jaunes fluo, la nippone savourait une américaine light au bout d'un élégant porte cigarette.
L'immense toile colorée qui garnissait son tronc et ses bras nus n'ondulait presque jamais sous l'impulsion de sa fine musculature, en complet repos.

Madame Ishii savourait le goût exquis de la solitude en ce long après-midi propice à la méditation.

Son téléphone satellite n'avait plus frissonné depuis l'appel de cette occidentale grossière. Le fameux Club ne devait plus être très loin.

La japonaise n'eut qu'à tendre un bras nonchalant vers son sac à main Louis Vuitton pour extirper l'appareil d'entre la foule des paquets de cigarettes, des tubes oranges d'anxiolytiques et de gadgets aussi divers et variés qu'un lecteur MiniDisc ou un Pikachu vibrant.
Junko resta silencieuse quelques instants en observant la carcasse du rat géant se faire attraper par le fond et devenir de simples bulles à la surface des flots.
Lorsqu'elle se mit à parler son accent était à couper au couteau mais on la comprenait parfaitement.

"Moshimoshi. Hello. Allô allô. Namastééé.
Madame Ishii à l'appareil."

Sa voix était ténue, aussi fine qu'une légère pellicule de glace sur un pare-brise. Elle passerait presque pour celle d'une enfant fluette et pas celle d'une femme ayant dépassé la trentaine.

"Bonjū et enchantée Madame Singhé. Ogenki desu ka? Ham, comment allez vous?
Je suis très honorée de votre appel et de votre ham, de votre grande sollicitude, goshinsetsu kokoro kara kanshashite orimasu. Merci merci.
Ne fait-il pas un temps haaam, un temps magnifique aujourd'hui?"

Le ton n'avait rien d'amusé mais elle retourna la question de l'interlocutrice comme une blague.

"Avez-vous besoin d'une aide quelconque Madame Singhé?"

Pour sa part Junko ne les voyait pas.
Sa tête se pencha sur le côté et fixa une minute le téléphone avec gravité. Elle tira de petites bouffées de nicotine plus rapides qu'à l'accoutumée.

"Merci beaucoup de cette bienvenue.
Je vous souhaite ham, je vous souhaite bonne étoile dans votre recherche de travailleurs.
Si je croise une haaaam, une bande de paysans, je ne manquerais pas de leur ham, de leur faire parvenir vos requêtes pour de la main d'oeuvre pleine de talent."

Ishii étouffa le combiné, se racla grassement la gorge et cracha droit dans le fleuve.

"Hoo vous êtes dans le tourisme Madame Singhé? Croisière? Heeeeee. Le grand tourisme alors.
Vous louez des bateaux? Visite guidée? J'espère pour vous et votre famille que vos affaires sont prospères. Hooo, j'ignorais qu'il y avait un Club haaam, un Club Nautique. Alors je n'ai pas encore pris rendez-vous, reservation au Club Grand Nord mais si vous me le ham, me le recommandez, je n'y manquerais pas...
Faîtes vous aussi hôtel? Petit déjeuner au lit?
Je paye en liquidités, US dollar, Yen, est ce que tout va bien pour ça?"

Cette fois, Amiya éclate carrément de rire. Au point de devoir poser un moment son micro pour reprendre son souffle, avant de reprendre le plus sérieusement du monde:

"Nous sommes prospères oui. Nous ne louons pas, nous vivons sur nos barques. Nous ne faisons pas non plus dans le tourisme, même s'il nous arrive de prendre des passagers. Pas de visite guidée, pas de petits dej au lit et pour l'hôtel, il faut prévoir sa tente ou accepter de partager celles d'une de mes filles. En fait, si vous voulez vous prélasser et vous faire servir, je vous conseille d'aller en ville. C'est là-bas que vous trouverez des gens qui aiment larver et des imbéciles pour les servir."

"Comme le Club...qui n'est pas Nautique d'ailleurs. C'est...le Club quoi. Un repère au nord où des gens se croisent avant de reprendre la route. Nous n'y sommes pas affiliés. Mais vous pouvez y aller, vous trouverez peut-être quelqu'un qui s'occupera de vous."

La radio grésille un moment, avant de laisser entendre une voix féminine à l'accent asiatique plus léger que celui de Junko. Sans doute est-ce dû à une sortie des égouts bien plus ancienne. L'interlocutrice sourit, se force peut-être même à sourire, et on peut l'entendre à sa voix, d'un ton enjoué.

Bien le bonjour mesdames. Je suis Heena, en direct du Club. J'ai pu entendre votre échange sur cette fréquence ouverte, et je crois que quelques correctifs sont nécessaires. Peut-être que dans certaines grandes villes, des larbins sont à disposition pour prendre soin de vous, c'est fort possible. Mais... contrairement à ce qu'Amiya vient d'annoncer, ce n'est pas le cas du Club. Il ne faut pas confondre l'hospitalité d'un verre de bienvenue avec de l'imbécilité. Nous sommes justes des gens sympathiques, et tout le monde œuvre au bien être commun, ou du moins essaye. Nous savons tous qu'un monde parfait n'existe pas!

Je vous invite toutes les deux à venir le découvrir de vos propres yeux, avant de partir sur des suppositions qui ne sont pas forcément vraies!

Allez, je vais me trouver un larbin pour me servir un verre.

La dernière phrase est évidemment prononcée sur un ton légèrement sarcastique.

A Shankar alors, de lui aussi, parler avec l'accent "asiatique". Y a pas de raison.

Ramram, Heena.
Si il n'y a pas de larbin pour servir des verres, je ne comprends pas l'intérêt de cette destination.
C'était mieux dans le trois étoiles de Mr Brigantti... Même l'hotel Vertigo propose plus de prestations.
Ah, Lovenest, regretté Lovenest, hai !

Comme ça, paf, au milieu de la conversation.

Junko ne souriait et ne riait jamais.
La machine à l'humour à froid fit craquer ses cervicales avant de se mettre debout.

Deux autres interlocuteurs venaient de faire irruption dans sa conversation avec Madame Singh.
Insupportables étrangers, bien que la seconde y avait mit quelques formes mais la faute était trop importante pour passer outre.
De plus Madame Singh insultait désormais publiquement Ishii.

"Ham, je ne souhaite pas vous ennuyer dans votre business.
J'essayerai d'appeler lorsque vous aurez moins de travail. Je vous prie de m'excuser pour le dérangement. Merci merci.
Dewa mata."