Lune 116 - Sous la lumière de Nirrti

La lune est pleine et rousse, sortant péniblement de terre, plein est, comme un bébé silencieux et couvert de sang.

Mais son éclat rouge n'est pas le seul à percer la nuit : Une forte odeur de diesel fend l’opacité noire. Heureusement, cette odeur se dissipe sous peu lorsque nait une étincelle. Ou plutôt deux.

Enturbanné comme c'est pas permis d'écharpes jaunes, affublé d'un masque noir aux dents blanches à faire mousser Vasco Briganti, Shankar passe dans le camp, ses deux mains enflammées brandies vers les cieux.

Nirrti est sur vous. Nirrti passe parmi vous. Sortez si vous l'osez, ou restez un cycle entier dans l'ombre de la fin.

Approchez vous et donnez à ses mains de feu ce que vous avez prélevé à vos ennemis. Il est temps de renoncer à votre gloire et à vos trophées.

La figure grimaçante de papier mâcher épouse la lumière dans ses reliefs contrefaits. Qui daignera la saluer ?

Donnez. Donnez tout à la déesse. Ce que vous gardez, ce que vous cachez, elle viendra vous le prendre. Le moisir, le pourrir, jusqu'à la poussière dont il est constitué. Jusqu'à l'atome.

Shankar saisit le mouchoir qui flambe d'un coup, puis, étouffe les flammes de ses mains dans la veste plastique, et la chaleur de celles-ci fait plier, noircir et fondre les parties en synthétique, le plastique se rétractant dans des odeurs malsaines.

Ne gardez avec vous que le plus essentiel, le plus pur des désespoir. Et remerciez Nirrti pour ce don.



Ses yeux se braquent alors vers Ajeya, et ses mains tendues, fumantes, attendent.

Les chairs chauffées à vif par le feu n'en sont que plus perméables au venin. Tu parles d'une offrande !

La déesse mugit d'une voix grave et s'enfuit dans la tente, visiblement plus révoquée qu'invoquée.

Mais elles sont coupées dans leur élan par le départ de Shankar. Amiya se fige, hésite. Elle devrait terminer la prière pour ne pas offenser Nirrti. Mais elle s'inquiète beaucoup trop pour ça, se précipite dans la tente à la suite de son époux après un rapide signe vers Ajeya pour qu'elle continue de danser: il ne faut pas rompre la cérémonie.

"Qu'est-ce qui se passe?"

Elle a l'air encore plus paniquée que lui.

Du venin de cobra ! Les deux !

Après avoir cuit mes mains, ça va rentrer sous la peau.

Rgnngn...

Les pognes plongées dans un baquet, il semble plus paniqué qu'en proie à la douleur. La concentration d'une goute suffit à tuer. Reste à savoir si ses mains passées sous la gazoline et la flamme présentaient des coupures, et si oui, si un antidote existe...

Elle pâlit, s'approche, plonge ses mains dans l'eau pour attraper les siennes.

"Montre moi. Si tu n'as pas de plaie, tout ira bien. La gazoline a du protéger ta peau, il en reste toujours une fine couche. Et la chaleur dénature le venin, s'il a cuit, tu es tranquille."

Et elle les sort de l'eau pour les examiner. Pourtant, ce n'est ni les doigts ni les paumes qu'elle regarde, mais bien Shankar. S'il est empoisonné, ça va se voir très vite.

"Les cobras n'ont pas un venin très puissant, c'est pour ça qu'ils en injectent beaucoup. Un peu de venin, ça ne te tuera pas..."

Espère-t-elle...

Le contact des mains de son épouse et ses mots rassurants semblent le ramener à un drôle de stoïcisme.

Bon. C'est aux dieux de décider maintenant. Si le rituel ne reprend pas, un sort bien pire que ma simple mort nous attend tous. Je vais renfiler le costume, mais réfléchissez toutes les deux à un réel sacrifice.
Nirrti prendra ce qu'elle veut. Il faut vous vacciner contre la perte à venir.

Estimant avoir rincé tout le venin, il se repasse de l'essence pour y remettre le feu. Encore un peu de chaleur ne fera pas de mal.

Elle fronce les sourcils. Un réel sacrifice?

"Des offrandes. Pas des sacrifices."

Elle sort ensuite, revient auprès d'Ajeya et reprend la danse à ses côtés. Alors qu'elle se penche en tournant sur elle-même pour se déplacer vers le sud-ouest, elle souffle à l'enfant:

"Nos cadeaux ne sont pas suffisant selon Shankar. Il faut qu'on trouve plus précieux que du venin, plus prestigieux que des heures à se battre contre des parasites. Tu as une idée?"

Des mains de feu approchent, et l'homme masqué sort de derrière sa tente pour prendre le jouet de façon solennelle. Le plastique plus tendre des pneus ne tarde pas à fondre et à lui chauffer méchamment les mains, alors il la repose au sol en essayant de rester digne :

Tout passe, et tout pourrit. Mais il faudra que l'eau coule sous les ponts encore, pour que le fleuve soit assez fort afin d'emporter les cendres de ce que vous aurez perdu d'ici là.

Étouffant ses mains en feu dans un sac de toile, il se retourne vers l'assemblée.

La déesse s'en va répandre la nuit et le feu. Priez, priez à voix haute, pour avoir ce que vous désirez le plus pour le prochain cycle. Ce que vous serez alors. La Shakti prend forme dès à présent. Que le fleuve charrie vos souhaits.