Lune 115: La course décisive

Shankar fronce les sourcils.

Non. Nous n'avons rien pour faire un feu. Au camp oui. Allons chercher les autres, et campons ici pour cette nuit, tous ensemble. Honorons ces morts, quels qu'ils soient. Propriétaires de la maison, responsables de son attaque ou simples passants. Faisons-le avec tout le monde, des allumettes et du diesel.

Si il arrive malheur à nos barques ? Ou aux notres en notre absence ? Soni, pense aux vivants !

Elle s'écarte cette fois.

"Je suis pas en état de pédaler. J'ai mal partout. Combien de temps je suis restée là? J'ai arrêté de respirer?"

Par reflexe, elle pose sa main droite sur son nombril. Et se ravise dès qu'elle s'en rend compte.

"J'attends ici et je surveille. Prends mon pédalo, tout le monde tiendra dessus. Je garde la pirogue, ou tracte la si tu veux. On est pas très loin d'eux, vous ferez des aller-retours au besoin. J'ai besoin de m'allonger...sur terre. S'il te plait."

Après un choc sur la tête ?
Soni, allonge toi dans la pirogue, je tracte le tout. C'est tout.

Il la saisit au bras, prise ferme mais amicale.

Ne. Négocie pas. Pas après un choc.

Ses yeux se posent sur la main. Il ne l'aurait pas attrapé qu'elle aurait obéit, mais là, elle se sent presque obligée de le contredire.

"Non. Je reste ici, je vous attends. Je vais m'adosser au mur de la maison et y rester. La pirogue n'est pas confortable et je n'ai pas envie de porter toutes nos affaires. Et ce sera plus rapide et plus simple pour toi. Tu sais que tu peux me faire confiance, je ne bougerais pas et le jeu sera suspendu jusqu'à ton retour. S'il te plait."

Cette fois, le ton n'a plus rien d'une demande et il peut sentir les muscles de son épouse se crisper. La force ou la concession. Au choix.

Crois-tu que je fais ça pour le jeu ? Tu viens de perdre connaissance !

Je vais faire signe aux autres de venir à la nage avec les affaires. Tu leur expliqueras.

Il se lève et marche en direction de la côte exposée au groupe.

Elle se lève avec difficulté, lui courre après, manque de tomber et se rattrape à son bras.

"Ils ne peuvent pas, tout va être trempé..."

Et puis elle s'agrippe, ancre ses pieds au sol pour le stopper.

"Si tu ne joues pas, qu'est-ce que tu fais? Pourquoi es-tu venu? Pour me suivre partout où j'irais? Tu as peur de quoi, de me laisser sans surveillance? Je suis à ce point irresponsable? Shankar! Je respecterais le marché. Je ne ferais plus rien dans ton dos. Sur notre mariage, les dieux sont témoins, tu peux me laisser seule ici. J'attendrais sans broncher. Je ne peux ni te suivre maintenant, ni être un poids. Tu dois t'habituer à me laisser derrière, car si tu gagnes, ça arrivera plus souvent que tu ne le penses. Je ne pourrais ni m'exposer, ni l'exposer en première ligne."

Si je gagne, il n'est de toutes façons pas question que je te laisse derrière !

Shankar jette au sol sa prise, la grille et le hameçon, et s'éloigne furieux. Remontant la pente quatre à quatre, il arrive enfin à la cabane et envoie un coup de pied furibond dans le mur de terre qui se met à dégager un nuage de poussière. Claudiquant, il termine sa course vers le pédalo.

Elle le regarde sans comprendre. Il la laisse derrière alors? Ou ce n'est pas question? Mais qu'est-ce qu'il a à la fin? Lasse de leurs disputes, elle s'allonge là où elle est, sans même faire attention à la grille ou à l'hameçon et regarde le ciel, les rares nuages blancs, l'absence des stries laissées par les avions. La soleil la réchauffe, c'est déjà ça.

Et puis elle repense à la chose camouflée, au corps inerte. Est-il seul là dedans? Depuis combien de temps? Pourquoi? Elle voudrait le découvrir, pour savoir quoi dire quand ils feront la crémation. Mais rien que retourner là-bas...non, elle attendra ici. Ferme les yeux et bronze.

Il s'écoule dix bonnes minutes avant que Shankar ne revienne, les bras chargés de... Toit. Se défouler sur la maison semble l'avoir rendu moins colérique, bien qu'il semble encore sourdement chargé comme un orage.

Déposant le premier tas près de l'eau, il remonte vers la cabane pour s'encombrer à nouveau.

Encore deux chargements, et je vais essayer de... De le ou les sortir de là. Sans trop les abimer...
La fumée risque d'attirer les dangers, alors je te laisserai mener le rituel seule. L'un d'entre-nous devra monter la garde depuis le sommet de la cabane.

"Hum..."

Ses yeux s'ouvrent au son de la voix, découvrent le butin. Le toit?

"Alors, le camp reste où il est? ça ne sert plus à rien de ramener les autres ici. On est aussi bien sur l'autre plage, en plus, un ruisseau coule de la montagne. J'en ai assez de l'eau de pluie, c'est fade."

Elle se lève et entreprend de chasser la poussière collée à son sari humide. Puis elle attrape déjà un morceau de bois et craque une allumette pour en bruler le bout et obtenir des cendres, première étape. Ensuite, du basilic...elle doit en avoir au fond de son sac...il n'est pas frais, ceci dit, le mort non plus alors...

J'aurais bien fait profiter à tout le monde d'une nuit sans avoir à déplier les tentes, à l'abri des courants d'air et du lever du soleil matinal de l'été, hai.

Mais ça, c'était quand il y avait un toit.

Quand il revient, un seul chargement suffit : ayant déchiré les matelas et vidé la mousse à l'intérieur, il a pu constituer trois sacs de chaume bien plus gros que ce que ses bras portaient avant.

Ecarte-toi. ça risque d'être...

Se munissant des sacs draps, il tente, sans trop s'y plonger non plus, de pêcher la carcasse comme une grue.

Elle grimace, se détourne.

"Dis moi combien. Et s'il y a des...enfants..."

Je, euh... Khf...

C'est... Khf-khmph ! Difficile àeuurk...

Dur à dire... Khf !

Difficile à faire les yeux fermés et concentré sur le parfum des fruits des bois afin de ne pas vomir.
Quand enfin le paquet est emballé, il est légèrement plus petit que Shankar, sans doute un mètre soixante avec sa tête. Ce peut être un petit père de famille maghrébin. L'aîné des mômes. La femme. Ou n'importe quel solitaire qui se serait loupé ici. D'ailleurs... Le renfoncement rocheux aurait pu être un vieux cairn funéraire... Mais on peut aussi présenter les choses autrement :

Soni, tu sais, quelqu'un mort... Seul, sans rite funéraire... Je ne pense pas qu'il s'agisse des gosses ou de la famille. Une famille ça ne laisse personne seul.

Elle ne réagit pas tout de suite.

"Ma famille m'a laissé seule. Ma belle famille aussi. J'aurais pu finir pareil. Ce n'est pas aussi simple, on ne sait pas ce qui s'est passé...cette idée de famille unie, c'est une idée bien à toi et complètement idéaliste. Ouvre les yeux avant qu'ils ne soient ouverts de force par une catastrophe."

Mais puisque ce n'est pas un des gosses, elle s'approche, son bâton brulé encore main. Elle lui indique une direction vers l'autre côté du fleuve ou du lagon, c'est encore difficile à dire. Et pose le crayon à cendres.

"Le sud est par là. Aide moi à faire un tas et on le posera dessus et on le préparera directement. J'ai peur qu'il se...disloque et on perdrait du temps à recommencer."

Shankar s'exécute et commence à constituer le tas.

Non. J'ai très peu fréquenté ma famille. Cette conception n'est pas idéaliste. Elle est actuelle. Ce qu'il convient de faire, tout simplement.

Et visiblement, cela ne semble pas sujet à débat.

Elle se mord la lèvre mais ne répond pas. De toute façon, elle doit l'aider. Elle ne porte que des morceaux légers, sans doute parce qu'elle a encore mal au dos après sa chute.

"Tu as vu un signe religieux dans la maison? Il faut une divinité...mais je ne sais pas ce qu'ils prient..."

Elle soupire.

"Ni quoi leur dire. Tes cheveux ont failli nous tuer, que ton âme trouve la paix? Tu as une meilleure idée? Tu as passé plus de temps là-bas. Je suppose."

Shankar réprime un fou rire. Mais il redevient vite sérieux face au solennel de la situation.

Nous n'avons aucune idée de qui c'était, de ses convictions... Je ne pense pas qu'il s'agisse de quelqu'un de cette maison.
Alors faisons-le à notre manière, avec sincérité et conviction. Impeccablement. ça sera toujours plus proche d'une certaine vérité que chercher à inventer un mort.

Elle acquiesce, pose une dernière branche.

"C'est toi qui va le faire. J'ai la tête qui tourne."

Elle ment, elle se tient bien trop droite pour que ça soit vrai. Elle n'a juste pas envie, ce qui est vraiment étrange, elle qui préfère toujours tout faire elle-même.

"Je vais te guider et surveiller autour. Quand tu auras finis, nous reprendrons la course, d'accord?"

Ram nam satia hai ! Ram nam satia hai ! Ram nam satia hai ! Ram nam satia !

Le linceul blanc improvisé se tord dans tous les sens, tandis que le corps craque et se démet à chaque embardée à l'intérieur.

Impossible de savoir qui il contient, alors quelque part, le blanc, même jaunâtre, du matelas convient.

Ram nam satia hai ! Ram nam satia kffh !!

La puanteur soulevée est difficile à soutenir. Le corps déjà rongé de champignons, à moins qu'il ne s'agisse du drap moisi, expulse des nuages de poussière.

La figure décomposée, le guru parachève son installation en posant la tête emballée dans un sac de tissus. Pas besoin de lui fracturer le crâne, l'Atmân est déjà libéré comme ça.

Reprenant péniblement son souffle et chassant sa furieuse envie de vomir le masala de ce midi, Shankar couvre le bûcher de branchages afin d'assurer une cuisson plus forte malgré le peu de combustible.

Qu... Khf ! Quoi que khff ! Que tu aies fait, ou que tu aies été...

Shankar lutte longuement, en silence, contre le vent pour réussir à allumer la paille. Difficile alors de luter contre les odeurs que charrient les flux marins.

Désormais, tu reviens au cosmos. Je ne pense pas que tu aies droit au Nirvana... Euh... Ta mort étrange atteste de ton mauvais Karma.

Mais bon.

Je pense que ça ira mieux maintenant. Enfin, ça ira pas pire. Qui que tu fus et khhf !! Quoi que khhf ! Que tu aies été, tu seras à nouveau quelque chose que... Nous ne devinerons pas. Fais au mieux, nos prières khhf ! Nos prières t'accompagnent.

Pas trop trop mal pour une première, non ?

Amiya a l'air satisfaite. Le feu allumé, elle se désintéresse de la scène et viens attraper la main de son époux pour le tirer loin du brasier, elle ne voudrait pas que l'odeur fumée imprègne ses vêtements. Elle reste longtemps près de lui, à regarder le paysage plus que la crémation. Attendant que les choses se passent, en silence. Jusqu'à finir par relever la tête.

"Et maintenant? Qu'est-ce qu'on fait?"

Déjà, elle est prête à bondir et repartir à la chasse.

Brûler un mort semble avoir quelque peu dissipé sa colère.

Veux-tu reprendre le jeu, ou rentrer auprès des autres ?

Elle semble presque déstabilisée, ou moins prête au départ.

"Si nous rentrons, nous ne nous mettrons jamais d'accord pas vrai? Il faut continuer jusqu'à ce qu'un de nous gagne, tu ne crois pas? Tu en as marre? Moi, je me sens mieux. Je peux continuer, ne t'inquiètes pas pour moi."

Et de son petit sourire en coin.

"Tu peux déclarer forfait aussi. Après avoir vu tout ça, c'est normal de changer d'avis."

Soni, quel que soit le vainqueur, je veux que cette décision te revienne. Entièrement. J'ai pris ma décision. Tu ne voudras pas de cet enfant si nous sommes en désaccord, même si c'est autour de sa venue.

Je veux que tu sois soutenue, par moi, et par l'ensemble du groupe. Et que tu apprennes à compter sur chacun. Tu ne seras plus envoyée en première ligne, car il n'y en aura plus. Il y aura un bloc. Ce sera l'occasion de nous fédérer d'avantage.

Et si tu le refuses, je le comprendrai. En espérant que tu comprennes mes besoins et mes envies d'avenir.

A présent, tu as le temps de décider. D'ici là...

Il s'enfuit en courant.

Je gagnerai cette course !