Lune 76 - River Dream

Pour une fois, Shankar s'est levé tard. Alors que le soleil était haut. Un bien mauvais moment pour se mettre aux entrainements. Un temps idéal pour...

Soni ! Soni, viens voir !

Le pédalo est la. Prêt à l'embarquement. Des lignes en sac plastique fondu pendent du pédalo, lestées par des appats gâtés et des hameçons en clous tordus.

Un tour de pêche romantique ?

Difficile de l'imaginer plus fier. L'industrie de la pêche fait son grand retour grâce à Shankar Singh, l'homme infoutu de penser petit.

Amiya sort tranquillement de l'hôtel, s'approche, regarde le pédalo comme s'il s'agissait d'une bête sauvage.

"Si tu veux..."

Pas très convaincue, elle tend la main pour qu'il l'aide à monter.

Il sourit. Pêcher de la sorte lui semble bien romantique.

"Garde une lance, si l'hélice s'enlise ou si un gavial attaque. Soyons beaux et forts. As tu déja rêvé d'aller sur l'île?"

Elle sourit à son tour, l'idée du monstre du Loch Ness surgissant des eaux lui semblant improbable. Et grimpe dans l'embarcation, trempant son sari dans la rivière fraiche.

"Non, je n'en ai pas rêvé. Pourquoi songerais-je y aller quand je sais que tu es de ce côté de la rive? Mais je sens que toi, tu es curieux. Que penses-tu y trouver?"

Voici qu'il remonte son dhoti et pédale, pieds nus.

"L'aventure ? La nouveauté ? Des animaux, des armes ? Tu sais, si tu veux y aller, je ne te l'interdirais pas. Si je suis prévenu.
Avec moi, tu pourrais y trouver un coin au calme. Un instant à nous."

Guidant l'engin plein nord, il s'y dirige en petits remous. La route sera longue.

Elle regarde droit devant elle, la main serrée sur le rebord, sans pédaler. Pas l'air franchement rassurée.

"Je ne serais jamais monté là-dessus seule. Mais puisque nous y sommes, allons trouver un moment à nous. Bien qu'on en manque pas...si?"

Il sourit, continuant d'avancer.

"La vie nous semblera toujours trop courte, et les instants ensemble trop rares, qu'on meurt vieux ou pas. Qu'on prenne le temps ou pas. Alors n’arrêtons pas d'en créer.
Ah !..."

Puis, il dévie. A t'il vu quelque chose dans les petites vagues ?

"Crois-tu que beaucoup de nos futurs hôtes ou invités chercheront à respecter les cycles ?"

Au virage, elle se crispe d'avantage.

"Je ne sais pas. Mais je les continuerais, seule s'il le faut. Considère que c'est mon dharma, de prier jusqu'à ce que les dieux me rappellent. Après tout, c'est mieux que de courir après le passé n'est-ce pas? Je me demande même si ce n'est pas ce que tu voulais. Que je retrouve la foi. Toi, les dieux, et rien d'autre..."

Paisible et souriant, l'ancien guru mène sa barque, confiant. Dans le creux d'une vague, un carré de béton fait parfois une apparition avant d'être englouti de nouveau.

Le pédalo s'échoue dessus sommairement et aussitôt, Shankar se saisit d'une ligne pour l'amarrer à la petite grille qui avale une fois sur deux la vague qui passe.

Sautant à terre, il ouvre la grille, ravi, désignant les barreaux en échelle qui descendent dans le ventre du fleuve.

Soni, que penses-tu que nous trouverons en bas, dans le cœur des possibles ?

Amiye, elle, tire clairement la gueule. C'est que la dernière fois qu'elle est montée sur un bateau, après des semaines infernales dont elle n'a jamais osé parler et qui hantent ses nuits, il a coulé. Et la dernière fois quelle a trouvé un moyen de descendre sous terre par les eaux, elle est restée pendant des semaines à errer dans des souterrains, croisant des hommes et des femmes dénués de vie, la bave aux lèvres, avant de tomber sur le visage tatouée de Romy.

Pourvu qu'elle aille bien d'ailleurs...

Elle s'échappe du pédalo plus qu'elle n'en descend et sans attendre, s'engouffre dans le conduit.

"Les réserves d'un restaurant, avec des kilos d'épices, du chocolat, du sucre, du miel et une casserole. Ou une herboristerie, qui m'éviterait de retourner la terre pour trouver des racines pendant quelques semaines."

Elle arrive en bas, les pieds dans l'eau.

"Mauvaise pioche, Piya...prends de la lumière avant de me rejoindre, il y a d'autres salles..."

Piya descend, le chalumeau de Lalita en mains pour faire un peu de lumière. Mauvaise pioche en effet. Le sel qui s'engouffre par paquets dans la petite grille a bien attaqué ce qui aurait pu s'y trouver. Mais la salle ne semble pas se remplir. Y a t'il une évacuation quelque part ? Drôle de lieu...

Soni, sais-tu ou nous sommes ?

Elle attend en bas, regardant la première caisse imbibée d'eau. S'il y a quelque chose là-dedans, ça ne sera pas récupérable, autant continuer à explorer. La lumière du chalumeau éclaire enfin un peu mieux la pièce et le couloir en fond.

"Non, je n'en sais rien. Mais on va le découvrir."

Elle se tourne vers lui.

"Tu veux que je passe devant?"

Shankar sourit et prend l'initiative, chalumeau en avant.

Le bruit de l'eau et le ronronnement du chalumeau couvre tout assaillant potentiel. Si on les attaque, ils sont foutus.

Le couloir débouche sur une salle plus vaste, emplie de larges cuves.



Des cuves plastique. Rudimentaires. Insalubres, surtout dans ce contexte. C'est alors que la jambe de shankar heurte un cageot de plastique.

"Dandelion, blended malt, XXXO, 2015."

Un bourbon de premier choix qui ment sur son âge comme un gosse chez le buraliste. Une distillerie de contrefaçons ?

Vrai ou faux, il n'y a qu'à se servir.

Soni, cherche ! Il doit y avoir quelques bouteilles encore !



Prudent, Shankar réduit la flamme de sa torche.

Elle jette un coup d'oeil sur la bouteille.

"Il doit y avoir un stock, continuons par là."

Elle lui prend le chalumeau, augmente la lumière. Manquerait plus qu'ils se blessent en trébuchant bêtement parce qu'il fait trop sombre. Sans attendre le long débat "faut-il de la lumière ou non?", elle longe les colonnes en plastique, arrive sur un autre couloir, sursaute et se fige.

"J'ai vu quelqu'un!"




Et évidemment, quand Shankar arrive, il n'y a plus personne...

SONI !!

Shankar rue. L'eau étouffe presque son cri tant la réverbération est forte, presque autant que ses jambes touillant la vase.

Il se saisit de son épouse par la taille et dégaine sa hache.

Il me reste une ligne de pêche. Tiens, noue la à ton bras. Ne nous séparons pas. Le chalumeau est peu fiable.

Elle ne prend pas la ligne de pêche, pas inspirée par le fil de pêche recyclé.

"C'est bon, je reste près de toi. Inutile de nous attacher. Allons voir."

Elle se dégage pour lui prendre la main et monte les quelques marches qui mène au couloir un peu plus sec ou l'étranger vient de disparaitre. Pas d'autre âme qui vive. Elle tend le bras pour éclairer le plus possible devant elle et tire son mari dans le couloir...

Shankar se cramponne si fort qu'il lui laissera une marque au bras.

Ne prenons pas de risques inconsidérés pour un faux whisky à 200 dollars la mignonnette. Soni, nous devrions rentrer, et voir si les cuves ne sont pas pleines déjà. Nous n'avons même pas pris le temps d'essayer les robinets !

Aurait-il peur ?
Et aurait-il tort d'avoir peur ?

Elle s'arrête et se tourne vers son mari, sourcils froncés.

"Mais qui es-tu? Où est mon mari, qui n'avait peur de rien? Celui que j'ai vu charger des hommes-lézards plus gros que lui? Celui qui partait parfois, qui revenait couvert de sang et que je passais des heures à purifier juste parce qu'il devait calmer ses nerfs? Enfin quoi, tu parles d'aventure mais tu fuis dès qu'on en vit une? Depuis quand?"

"J'en ai assez de te voir te ramollir. Tu ne veux plus être le guru, tu veux être le guerrier, mais tu recules sans cesse devant des obstacles. Reprends toi et avance, ou je te jure que ton mariage va partir en fumée. J'ai épousé un homme fort. Pas une lopette. Trouve ces bouteilles, tout de suite!"

Le ton est autoritaire, un peu trop sec et elle le sait. Il fut une époque où il lui aurait fait regretter d'avoir osé lui parler ainsi. Mais est-ce encore le cas? Elle va le savoir très vite...

Son regard se fonce. Il n'a plus aucun égard pour la discrétion à présent, ni pour le danger autour.

J'ai été un guerrier lorsqu'il s'agissait d'arrêter un monstre qui arrivait sur le camp ou dormait les miens !
J'ai été un guerrier quand je voulais éviter que ma colère ne vous retombe dessus !

Je ne serais pas un guerrier pour déranger une ombre chez elle, qui n'a rien demandé !

Je trouverai des bouteilles, mais je n'irais pas les prendre sur la dépouille d'un être qui nous fuit et qui a peur dans son propre domaine.

Coupe ta lampe. La ou nous allons, c'est dangereux une flamme. Et un guerrier n'a pas peur du noir.

Voila qu'il la saisit pour rebrousser chemin.

Elle résiste, pas décidée à faire demi-tour. Et comme il la traine, elle se débat pour qu'il la lâche et recule de plusieurs pas.

"Non. Moi, je continue."

Et pour qu'il ne l'attrape pas à nouveau, elle part en courant, suivant le chemin de l'homme ou du fantôme, sans éteindre son chalumeau. Quitte à désobéir, autant le faire jusqu'au bout non?

Elle passe le premier virage, puis un deuxième, avant d'arriver sur un genre de balcon.



L'endroit est plus vaste qu'elle ne pensait. Elle se penche un peu au dessus de la grille pour constater des étages inférieurs plongés sous l'eau. Alors elle tourne à gauche, cherchant d'autres salles, un stock, une zone habitable...enfin, n'importe quoi qui soit loin d'un Shankar qui doit être très en colère et qui pourrait lui donner raison d'être partie malgré l'interdiction sous-entendue...

Difficile de savoir si Shankar suit ou pas, vu la multitudes de bruits environnant et la lumière portant peu.

Comme le Petit Poucet, Amiya laisse des traces de son passage. Elle ne court plus et allume tout ce qui peu être allumé sur son chemin. De vielles lampes à n'importe quoi de combustible, de toute façon, vu l'humidité de l'endroit, peu de chance qu'un incendie démarre.

Elle arrive sur une première salle, vide. Elle passe.

Une deuxième, inutilisable. Elle passe.

Une troisième qui éveille son intérêt. Elle entre et lève le chalumeau au dessus de sa tête.



Ce genre d’entrepôt lui rappelle fortement quelque chose. Elle inspecte, trouve des fleurs pourries, ouvre un flacon et en respire l'odeur...

"Barilla hay!"

Du parfum. On ne faisait pas que de la contrefaçon de whisky ici...son visage s'illumine. Qui dit parfum...

Elle longe les murs, cherchant une porte, quelque chose, derrière lequel le matériel de distillation serait entreposé. des bocaux, des flacons, des placards et des étagères poussiéreuses...et voilà, enfin, une porte qu'elle ouvre...ha non, qu'elle n'ouvre pas. La porte est fermée à clé ou bloquée. Elle tente de forcer, même de se jeter dessus ou de donner des coups dedans, rien y fait. Il faudrait...il faudrait une hache. Et elle sait qui en a une.

Alors elle se rapproche de l'entrée de la salle et hurle de toute ses forces:

"HYYYYYYYYYYYYYYYYYAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA!!!!"

"AU SEC...SHANKYYYYYAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA"

Voilà. Même s'il a fait demi-tour, avec l'écho, il devrait entendre quelque chose. Plus qu'à attendre tranquillement, en cherchant un sac et en fourrant dedans tout ce qui peut être récupéré...

Pas si fort, je suis là.

Un Shankar renfrogné met un pied dans la salle, hache toujours en mains. Mais plutôt que de fixer la porte, il observe l'établi tout autour. De la poussière, plein, partout. Soit il n'y a personne ici, soit un fantôme, soit un survivant résolument pas intéressé par le parfum...

Soni, je veux bien prendre ce que tu veux ici. Mais pas question de toucher aux réserves d'habitants éventuels. Es-tu sûre de vouloir ouvrir cette porte ? Nous avons déjà de quoi nous remplir les sacs ici. Nous risquons d'éveiller un danger pour devoir tout abandonner.

Dans tous les cas, la hache semble prête.

Elle oscille de la tête.

"Ouvre! On prendra tout ce qu'on peut ici et surtout derrière cette porte. Il y a des paniers partout, virons les fleurs et remplissons les! S'il faut faire plusieurs aller-retours, je suis prête. Ne laissons pas passer cette chance."

Elle s'écarte pour le laisser passer, impatiente.

Shankar analyse un instant la porte. Pas question de bousiller le tranchant de sa lame contre une porte probablement doublée en fer !

Il se saisit alors d'une lourde cantine qu'il écrase puissamment sur la poignée, faisant sauter le manche.
Le quillon de métal constituant l'axe reste en place, enfin, le temps que Shankar ne l'envoie voltiger de l'autre coté de la porte d'un revers sec. Le loquet mis à rude épreuve cède au cinquième coup de bélier. Le guerrier peut remercier le sel et la corrosion.



Soni... Tu sais ce que fait cette machine ?