L53 - Vivre veuve

C'est à l'heure de la sieste ou autre temps de méditation que Lalita décide enfin d'aller parler à Amiya de ce qu'elle sait depuis 5 lunes sans réussir à l'assumer vraiment.
Elle s'assoit près de sa soeur en tailleur, après avoir plier le délicat sari sur lequel elle travaille depuis des jours.

"Amiya ? Puis-je te parler ? J'ai une chose à t'avouer, et j'ai besoin de tes conseils."

Voilà de quoi attiser toute la curiosité de la jeune femme.

Lalita ne peut s’empêcher de sourire en voyant le décors se mettre en place, et une fois assise à ses cotés, elle l'enserre gentiment dans ses bras pour la remercier silencieusement pour ce goûter improvisé.

Elle laisse un temps s'écouler, pour voir le paysage dévasté, l'horizon morcelé et le soleil qui le réchauffe. L'aveu semble difficile à faire...

"... Je sais que mon mari n'est plus. Penses-tu qu'il soit nécessaire que je porte le deuil ?"

"Dois-je en parler aussi au Guru Shankar ?..."

Elle écoute, et laisse les mots d'Amiya résonner en elle.
Elle a raison, qui d'autre qu'elle-même peut aider l'âme de son mari ? C'est bien là son rôle d'épouse.

"J'aimerai que Mukunda et toi m'aidiez à faire ce rituel, je ne sais pas si Shankar a du temps à consacrer à cela... Il a l'air très occupé déjà. Tout le monde pourrait venir bien entendu. Ce serait un moment pour tous nous retrouver... ?"

"Il est temps d'avancer pour moi aussi."

Puis elle lui sourit à nouveau, pleine de gratitude.

"Merci pour ton conseil."

"Il était mon meilleur ami, mais il est parti six mois après notre mariage. Voilà plus de dix ans que je ne l'ai pas revu... Il m'envoyait des mails ou des photos de temps en temps, mais je ne faisais plus partie de son quotidien depuis longtemps. Notre tendresse est restée authentique jusqu'au bout, je crois."

"Parfois, je m'inquiétais un peu quand je n'avais plus de nouvelles, et petit à petit j'ai appris à ne plus m'en faire pour lui."

"Il était heureux ainsi, et c'est tout ce qui m'importe même aujourd'hui. Je sais qu'il a eu la chance de vivre la vie qu'il désirait, et cela me console. Il m'a souvent remerciée pour ça. Il s'est aussi excusé de n'avoir pu nous offrir le bonheur d'avoir des enfants, mais je me dis avec le recul, que cela aurait été terrible de souffrir comme tu souffres... Chercher son enfant, c'est une cruelle tragédie."

"Aucun amour, ni même le mien mêlé à celui de chaque membre du groupe, ne pourra te soulager... Je suis désemparée devant tant de tristesse."

"Je ne peux me permettre de me plaindre, je préfère t'aimer et t'apporter un peu de réconfort et de fête."

Elle ouvre une boite remplie de baies séchées et en tend une à Amiya avec un sourire triste.

Ouhla ! L'huitre se referme, rouge de honte. Ses genoux se replient contre elle, et ses yeux se plantent dans le sable face à elle. Voilà à quoi mène de se livrer à ses passions ?

"Je crois que j'aimerai... trouver... quelqu'un qui m'aime vraiment... "

Concentration.
Ne pas dire que son mari ne l'a jamais touchée. Ne pas avouer que c'est le Sadhu qui l'a déflorée. Eviter ces deux sujets trop sulfureux.

"Si je le mérite, alors, je serai heureuse de vivre une union sincère... "

"Oui... Enfin... En parler c'est compliqué... "

Elle prend un bout de son sari, et s'y cache tout le visage dont le front se pose sur ses genoux pliés.
La voix est un peu étouffée.

"Je n'ai jamais réussi à... le..."

"Je n'étais pas... son.. genre... "

Elle espère que Amiya comprend de quoi elle veut parler. C'était bien plus simple d'avouer ça à Carry, la peur du jugement était moins vive.

Et voilà deux belles autruches.
Les voiles s'avèrent parfois très utiles pour dissimuler sa honte.

Le silence demeure un instant. Amiya a compris, voilà qui dispense Lalita de se lancer dans des explications bien gênantes. Alors, elle relève son visage et évite de mentir à la dernière question posée. Question qu'elle aimerait bien laisser en suspend.

Elle pose son menton sur ses genoux, plus pensive.

"Je pense qu'il aimerait que je puisse être heureuse aussi. Je ne pense pas lui manquer de respect si je ne prends pas le veuvage. Et maintenant, tu comprends pourquoi."

"Pourtant, j'aimerai beaucoup que nous soyons ensemble pour cette cérémonie. Que ce soit même une fête, une fête pour lui... Une fête comme il les aimait tant."

"Tu ne m'as pas mise mal à l'aise par ton comportement. Oh non, jamais Amiya, tu m'es bien trop cher pour que tu te sentes muselée à mes cotés. C'est plutôt à moi d'avoir honte d'être si inexpérimentée à mon âge."

Elle pose une main tendre et chaste sur l'épaule de la belle Indienne.

"Aborde les sujets qui te plaisent, meri bahan... Du moment que nous pouvons éviter d'aborder ce sujet en ce qui me concerne... Surtout en ce moment... J'ai l'impression que tant que cette fête en l'honneur de mon époux défunt n'aura pas eu lieu, je serais encore coincée dans une sorte de cocon..."

Difficile de parler de ce fameux cocon, surtout quand ses pensées sont irrémédiablement aimantées vers le souvenir brûlant de sa nuit auprès du Sadhu. Ses joues chauffent à nouveau.
Sa voix se trouble, alors qu'elle évoque ce nouvel aveu.

"Par contre... Mukunda est au courant, c'est Ténébro qui l'a informé à propos de sa mort... Je l'ai consulté, la nuit du bûcher allumé pour tromper Yama..."

Les paroles d'Amiya déposent des poids sur les épaules de sa soeur, au fur et à mesure qu'elle imagine que l'époux n'est pas défunt. Cela plonge l'indienne dans un long silence morose.
Parce qu'elle a déjà pensé à tout ça. Et que Mukunda lui a rendu service en mettant à mort un presque-fantôme.

Enfin, elle décolle ses lèvres l'une de l'autre.

"Je ne veux pas essayer de le joindre. Je me dis que si en dix ans il n'est jamais revenu me voir, et si il est encore en vie aujourd'hui, il m'a déjà certainement incinérée. J'ai écouté plusieurs jours les grandes ondes, et je ne l'ai pas entendu. Et si en le cherchant, j'attirais de mauvaises intentions sur nous...? Et si il est mort et que personne ne le sait, combien d'années devrais-je attendre sans nouvelle de lui pour enfin être autorisée à vivre une nouvelle relation... Il ne serait pas heureux avec nous, tu sais. Je ne crois pas un seul instant qu'il serait heureux dans les traditions de son pays de naissance, cette situation deviendrait pénible pour nous deux. Je ne voudrai pas le voir souffrir..."

"... La vision de Tenebro m'arrange..."

"Et si un jour, lors de nos voyages, nous retrouvons celui qui a été mon époux, alors... Il ne m'en voudra pas que j'ai pu croire à sa mort."

Elle l'observe un peu puis finit par répondre.

"Lalita, je suis très attristée parce que Ténébro, crâne des raisons et des vérités depuis cet instant et jusqu'à ce qu'on le brise, t'as révélé. Nous ferons une belle cérémonie pour ton époux défunt."

Et elle s'emballe un peu.

"Nous fabriquerons un corps en bois, avec les branches que nous trouverons dans le désert. Il représentera son corps. Je serais ta prêtresse, pour cette occasion. Je te guiderais dans les rites funéraires jusqu'à l'incinération. Il faudra juste que tu t'habilles de blanc et que tu prépares un poème pour apaiser celui qui part."

"Cette cérémonie aura lieu dès que tu seras prête. Es-tu d'accord?"

Et puis elle réfléchit à ce qu'elle vient de dire.

"Bon, ne prends pas ça comme des ordres...oublie le ton solennel...Shankar déteint sur moi, nous passons trop de temps ensemble... C'est juste une idée que je te propose..."

Lalita acquiesce, et rassure Amiya d'un sourire soulagé.

"Merci ma soeur, Dhan'yavād..."

Et allez savoir pourquoi, des larmes montent, rougissant le blanc de ses yeux, sans l'aide d'aucune poudre ! Rien que de savoir que cette cérémonie pourrait avoir lieu maintenant semble alléger son coeur.

"Je suis d'accord, et je suis prête... "

L'indienne écrase ses larmes et se redresse d'un coup, debout, et déjà elle s'éloigne pour retourner au campement. Elle précise tout de même à Amiya en criant :

"Je vais chercher un drap blanc... Attends moi pour fabriquer le corps, je ne veux pas que tu te blesses !"

Quel empressement ! A-t-on jamais été aussi pressée d'en finir avec son mariage ?